mardi 30 novembre 2021

Kagome, Kagome, chantent les enfants (roman)

Alexandre Bergamini dont les livres tombent goutte à goutte, à quelques années d'intervalle, dans le désert. Une eau rare et nécessaire, des mots lâchés dans la mélancolie, dans la légèreté parfois. Des touches qui montrent l'effacement, l'envie de se raccrocher à ses oubliés, sans les citer crûment, dans cette pudeur encore gonflée d'émotion, du deuil compliqué, de l'incompréhension. Le geste d'un frère, bien sûr, haute figure sportive arrachée à la vie de sa propre main, trop jeune.

Des écrits pour interroger la fin d'un être cher donc, comprendre de quoi est fait le gouffre qui les séparera à jamais. Alors des voyages, pour chercher l'autre dans le folklore international. Pour se retrouver aussi, parce que sa personne, Bergamini l'a abandonné aux mains du deuil et des angoisses.

Interroger les Japonais, se fondre dans les conversations de cafés. Aller dans les montagnes, s'asseoir et contempler silencieusement l'horizon de brume, un son de carillon dans la tête.

Le temps s'arrête à la descente du Shinkansen. Deux vieilles femmes le regardent, étonnées de voir ce garçon, que je veux imaginer frêle, dans un parka vert kaki, mais dont la mâchoire se dessine, carrée, pleine de puissance occidentale. Il est secoué par un bout de vent, par le manque de sommeil. Ses yeux caves cherchent un morceau de mur où s'appuyer. On ne s'attend pas, avec ses doigts grisés par la cigarette, de le voir tenir la plume et se confesser dans la vague inquiétude d'un voyageur sans destination, sac à dos presque vide, porté sur l'épaule.

Errance japonaise, en filigrane d'alcool et d'abandon. Il ne sait pas où il va et découvre la beauté des décors autour de lui. Sur le papier - de quelle manière ? s'inscrivent les impressions d'un monde qui n'est pas le sien, qui devient le sien. D'un livre à l'autre, on retrouve l'empreinte de Bergamini. Son vocabulaire fait d'effacements, de descriptions vaporeuses. On survole la mélancolie, l'observation en nuances grises, des choses. C'est un auteur touchant, de ceux qui se brisent à peine envolés.

Naïvement, le titre du livre donne la coloration à ce qu'on y lit. Inquiétude pour l'espace qu'il déploie autour de lui, pour cette crainte de le voir lui-même disparaître.

Puis l'herbe remue un murmure aux intonations japonaises...

[Vague Inquiétude d'Alexandre Bergamini, édition Picquier (02/01/2020)
+ Photo perso]

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lundi 29 novembre 2021

La délicate mesure des choses (roman)

Dans les yeux de ceux qui ne voient pas le monde comme les autres. De ceux qui ont fait un pas de côté, depuis la naissance. Non par choix, mais parce qu'ils sont ainsi, hors de la bulle socialement acceptable. De plus en plus, nous nous interrogeons sur l'idée même de société ; de fédérer au groupe. Qui sont ces marginaux qui tremblent à l'idée de mener une conversation avec un comparse ? Sont-ils mieux ou pire que les bavards, les amoureux des autres ; sont-ils misanthropes ou, au contraire, comme j'aime souvent à le dire « devenus misanthropes, car philanthropes déçus. »

Sidérations ne tient pas l'essentiel de sa beauté sur cette question. Il y coule aussi les arbres et la végétation, la peur d'un monde qui se délite sous les doigts ensanglantés des abattoirs, des multinationales et des politiciens plus globalement, qui courent vers la productivité à défaut de l'humain. C'est lourd, sidérant n'est-ce pas, comme sujet. Et puis... Richard Powers avec cette voix de conteur, avec la fluidité d'un texte écrit du point de vue d'un père et dont la voix du fils et des autres surgit en italique, comme des corps flottants dans ce monde où il avance où il tâtonne pour sauver la conscience de son enfant. Jamais de mot précis n'est posé sur le mal qui ronge le jeune Robin, mais on devine. Il suffit de soulever quelques termes scientifiques et...

Est-ce un mal d'être autre ? Que peuvent-ils réellement, ceux qui ont au coeur et à la conscience une ouverture différente, l'envie de forger des mondes neufs où leur regard de bleu et d'argent y décrypte la beauté des coraux et des dessins de poissons naïfs faits à l'aquarelle...

La fin du livre sur lequel nous retenons notre souffle, sur lequel on se tend tout en se laissant paradoxalement ballotter par le père. Et cette relation père/fils justement, si touchante et grinçante. Car il y a dans l'attitude de l'enfant un piquant et une vivacité qu'il faudrait insuffler au père. Il y a dans le père le pouvoir qui manque à celui qui a huit ans. Il y a aussi la mère, quelque part, si loin et si présente. Un fantôme qui enveloppe tout le récit donne un ton qui frôle la science-fiction ou le fantastique.

Tout le monde ne pourra aimer une telle histoire. Certains seront troublés par l'évocation folle de mondes lointains ; une planète où l'on vole comme des oiseaux, où les fleurs sont immenses ; des pierres dans lesquelles il existe des êtres nouveaux ; la mère perdue dans la voix du fils, dans ses attitudes, comme s'il était possédé.

Sidérations fonctionne dans sa transmission. La lecture puissante (selon celui qui lira) reprendra tout son souffle dans l'échange. Des discussions dans lesquelles on réinventera le monde, l'oeil porté dans le ciel ; on ne sera pas d'accord, parce que les questions climatiques et futures sont le noyau de nouveaux débats. Mais c'est ça qui est beau et porteur d'espoir. Tant que l’on aura en soi l'envie de se remettre en question. Comme Robin, le corps tremblant de tout changer, la rage d'être plus que simplement un corps unique. Tout plutôt qu'être le père-loque... Le père-abandon... Le père-fade...


Un jour, un enfant pâle aux cheveux de feu apparaît sur le sentier où l'écrivain marche. Lui qui faisait face à la page blanche, lui qui s'inquiétait du ton que prenait son histoire, voilà qu'un feu follet amenait de nouvelles possibilités. C'était ça oui, un enfant qui marche pieds nus sur les pierres, qui prend délicatement la mesure d'une fleur en bord de chemin. C'était ça oui... Et c'était à couper le souffle.

[Sidérations de Richard Powers, édition Actes Sud (21/09/2021)]

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jeudi 25 novembre 2021

Le silence est un bruit noir (Pierrette Bloch, artiste/dessin)

Elle s'efface, sous ses vêtements de lin et de laine. Les petites mains, aux ongles courts tressent le crin de cheval. Les doigts sous les mitaines qui tachent le papier par de petites touches noires, à la fois légères et présentes à jamais. L'encre sur le papier ne part jamais. Elle s'incruste dans les fibres blanches, y décrit un temps arrêté pour toujours. Pierrette Bloch déroule des feuilles et des feuilles d'une horloge similaire aux prêches.


Tandis que son geste se répète dans le tremblement imperceptible du pinceau, au loin dans un goulag de la Russie, Soljenitsyne apprend les vers de Dante en comptant les boules d'un chapelet de mie de pain offert par des camarades de galère. Une mémoire dont le flux ne cesse jamais, se murmure sous la barbe du russe, se dépose sur la feuille de l'artiste suisse.

Et puis, la boucle du crin de cheval propose un langage nouveau, qui évoque un monde silencieux, fait d'un fil léger où l'ombre glisse sur le mur selon le bon vouloir d'une lumière artificielle de galerie.
Treize mètres d'une phrase. Le cheval a fait sa course sans respirer, la première fois. Il a pris son temps enfin, pour ne plus se presser du tout. Alors se révèle le travail. Les noeuds méticuleux, qui bruissent dans le crâne de ceux qui veulent bien s'y pencher. Des rondes de crin qui se superposent, sonores. Souvent, le travail de Pierrette Bloch est comparé à la partition musicale. Elle pose les coches d'un son particulier, une traduction de 4'33 de John Cage ou alors le Hertz52 de la baleine solitaire. L'imagination s'envole pour capter l'onde ou au contraire coule dans les profondeurs d'une eau noirâtre. C'est bien de noir, d'une sombre colorisation dont il s'agit. Et Pierrette Bloch qui ose des touches rouges au début de sa carrière l'abandonne pour le noir, le blanc, les nuances folles du gris, toujours proche du noir, du noir, du noir.

Le noir est une matière complexe, faite de lumière, d'impression, de vieillesse, de poussière. Pierrette Bloch à la manière de Pierre Soulage ne se lasse pas d'aiguiser ses traits de pinceaux afin d'en saisir les plis, d'y deviner quelques gouffres entre les superpositions d'encre, de peinture à l'huile.

Avec elle, on se prend au jeu de l'observation minutieuse de l'amoncellement des points noirs, similaires et différents où chaque accident devient un battement de coeur affolé où se devine le trouble d'une goutte d'encre tombée trop vite. L'erreur n'en est cependant pas réellement une. Dans la répétition du geste, il y a une maîtrise presque maniaque qui forme une participation précise, où les noirs sont un tapis en mouvement sur le papier.

Un vent marin s'immisce entre les boucles de crin, dans l'ondulation des taches d'encre. À moins que ça ne soit l'air des forêts ou les clochettes d'un temple qui résonnent doucement, sous l'action d'une brise de printemps.

En marge d'une partie des artistes de son temps, dans l'économie de ses matériaux, dans l'abstraction et le minimalisme de son oeuvre, Pierrette Bloch raconte des histoires de poussière et de papiers déchirés ; des instants étranges de pétales noirs tombés au sol.

Et c'est beau, tout simplement.
[Pierrette Bloche (1928-2017), artiste Suisse installée en France
-> Portrait de Pierrette Bloch et de Soljenetsyne ; crin et dessin sans titre de Bloch]


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lundi 22 novembre 2021

Regard au loin ; pas de réponse

Un silence fait de bruit blanc, de neige de télévision et d'une silhouette indéfinissable sur l'écran. L'image fixe sans être figée, le regard se perd dessus, fouille les détails d'une pellicule noire. Contrairement à l'oeil qui se fait aux alentours d'un éveil au milieu de la nuit, devant l'image inviolable rien ne se laissera palper si le cinéaste ne le décide pas. Spectateur passif devant l'écran, dans l'attente de l'écoulement des minutes jusqu'au point de rupture ; le silence n'en est pas réellement un. Sorte d'acouphène désagréable, qui dresse les poils sur les avant-bras. Combien retiennent sans le savoir, leur souffle au fond d'eux-mêmes ? Le silence finira par se briser pour annoncer l'éclosion des premières lignes d'un scénario.

Des plans qui prennent le temps d'exister, de prendre leur inspiration. Ce sont des photographies où le brin d'herbe reste en mouvement, échappant à la sorcellerie ambiante. C'est dérangeant. Pressé par l'action, il est difficile aujourd'hui d'apprécier la longueur d'un plan où rien ne se passe justement. Difficile de ne pas chercher l'erreur dans l'image d'un homme qui dort avec les yeux grands ouverts. Et le silence qui plane...

Lorsque les voix brisent le temps, elles sortent avec timidité. Le glaire dans la gorge de celle qui demande si ça va. L'impossible gouffre entre la question et la réponse de l'autre... "Como te llamas ?" et le regard dans le vide. "what's your name ?" ce grand vide dans les yeux glacés de Tilda Swinton, dans sa bouche entrouverte. Joue-t-elle un rôle ou bien Apichatpong Weerasethakul vient-il de lui souffler à l'oreille quelque chose de secret et terrible, qui a transporté cette grande brindille dans un espace imprenable ?

Cette Colombie à la végétation folle, dont la beauté sauvage est le versant de son industrialisation pouilleuse est soulevée par des relents de sève et d'égout. L'image se trouble, fait basculer la luxuriante végétation dans une appréhension du rien. J'ai cherché les yeux rouges d'un chien galeux entre dans les feuilles des arbres et seuls les singes hurleurs ont répondu à l'appel. J'ai eu peur des routes colombiennes où les voitures rebondissent, malgré la présence des militaires. J'ai craint les pluies tropicales, détesté l'Osso Buco que Jessica a bien du mal à avaler, même après une gorgée de vin rouge.

Du chien à la nourriture, à la soeur, aux bâtiments, à... tout. Tout ce vers quoi Tilda/Jessica se dirige semble être fait d'une argile malfaisante.
Qu'essaie de nous dire Apichatpong ? Quel drame social se joue dans cette Colombie à la mémoire vacillante, qui fouille ses squelettes vieux de six mille ans ? Pourquoi reviennent en flash quelques images de la Nostalgia de la Luz de Patricio Guzmán ? Comme si, de la Colombie au Chili, la même soif des aïeux existait.

Et, tandis que les jeunesses thaïlandaises résonnent comme des cloches de temples dans la mémoire du cinéaste, deux femmes assises sur un banc à manger local et boire de la bière interrogent les clochettes des chiens, la folie qui est la leur.

Je suis folle. Moi aussi, il y a pire que nous, tu sais...

Memoria drôle de film alors, qui se comprend sans se saisir dans son entièreté. Des images s'égrainent, des panoramas d'arbres, la structure négligée d'une Tilda Swinton en recherche de soi et de souvenirs...
[Memoria d'Apichatpong Weerasethakul, sorti le 17 novembre 2021]

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dimanche 21 novembre 2021

Si la neige tombe sans bruit, le muet parle (polar & film)

De la glace à perte de vue et le nom d'un lieu oublié dans le nord de l'arctique, qui claque sous la langue : Solak. Solitude au fin fond du monde. C'est un écueil de la littérature, le huis clos par excellence : on enferme quelques personnages dans un décor inhospitalier et... on attend. Tout simplement. Qu'elle soit plume d'auteur ou de cinéaste, ces histoires se déroulent sans effort. Il suffit de regarder s'ébattre les émotions de ces pauvres hommes qu'on déposa là. Le tic tac de l'horloge devient alors un enfer pour ceux qui n'ont que le silence et le froid comme camarades.

Dans l'univers de Solak, la solitude est brisée par l'arrivée d'un nouveau venu, plus jeune et plus étrange, à l'oeil balafré. Mais à peine le voici, qu'il se fond en peu de pages dans le rythme lent de la base. Mangé par la neige, par la monotonie, par le grand rien. Et même quand un "Pater" le fameux ours polaire menace nos quelques âmes, un coup de fusil ramène l'ordre et l'ennui.

Et puis, hors des glaces qui crispent sous la neige, il y a l'inconfort de l'écriture, de mots qui surgissent et font naître une angoisse. Rien ne se passe à Solak, mais un vocabulaire de chair et de meurtre plane. Rien ne se passe à Solak, mais une tension grandit et le sang et les blessures sont si proches. Rien ne se passe à Solak... Est-ce vraiment le cas ?

L'homme épongé à l'alcool hurle son besoin de femmes et de distractions ; le balafré en dit peu sur lui, mais se plonge dans l'anthologie de Shakespeare et dans ses papiers jaunes, créant le malaise chez les autres ; un Grizzly poète parle de la complexité du monde, ses mots comme un flux infini d'abstraction...

L'ambiance de ce morceau d'arctique est similaire au pôle inverse, l’antarctique. Sont-ils voisins ces hommes à l'ennui alcoolisé ? On aimerait y croire. Ou alors ils se calquent les uns sur les autres, à des époques différentes. En lisant Solak on pense à The Thing. Le passage est obligé, parce qu’il y a les mêmes scientifiques, bouffés par la dépression. La même buée sort de leurs bouches aux relents de vodka et de gin. Le même manque de femme est claironné. Comme si la décadence était tapie dans l'envie de sexe et de foule.

Or, il y a toujours quelque chose d'ironique à observer l'écroulement de ces êtres. Souvent, les personnages isolés dans ces lieux ont eux-mêmes choisi leur monastère. Leur solitude n'est pas forcée au départ. Ils s'en gargarisent, eux les misanthropes. Ils n'aiment pas les gens, la société. Mais les années passent et ils regrettent. MacReady les yeux rivés sur sa radio n'attend-il pas au fond de lui d'échapper aux neiges de l'antarctique ? Et si c'est toujours la mort qui mettra fin au chaos des tempêtes hivernales, alors les mauvaises choses aussi, seront entraînées dans cette chute. The Thing n'est pas immortelle malgré ce qu'ils pensent… Le Pater également…
[Solak, Caroline Hinault, édition Rouergue Noir (??/05/2021)
The Thing, John Carpenter (1982)]

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jeudi 18 novembre 2021

Nés de la sueur (livre, bio)

La mère a son importance. Par sa présence ou son absence, elle trace les grandes lignes d'une personnalité. Relations aux autres, aux amours... Il suffit d'observer une personne au milieu du monde, pour dire si elle a été ou non proche de sa mère.

Celle de Georges Kiejman est analphabète. Elle est aussi polonaise et juive de surcroît à une époque où l'être était dangereux. Son père un proche absent. L'adoré parce que loin, elle... Il ne l'assumera pas. Une mère avec qui la tendresse physique est difficile, encore plus la tendresse culturelle. Il y aura du mépris de la part de celui qui voudrait ne pas en avoir.
Mélange étrange chez Kiejman du rejet de cette femme et du respect aussi. Il sait avec ses yeux d'adulte comme elle fut courageuse et il regrette de ne pas avoir su l'aimer comme il fallait.

L'homme qui voudrait être aimé n'évoque pas que cela bien sûr. C'est très léger, ça apparaît sous la première couche des mots, mais c'est important. Car sa construction se fonde par la complexité d'une naissance en août 1932, par son judaïsme, par son éducation, par la famille.

La guerre, la guerre, la guerre, entendons-nous.
La mère, mère, la mère, répondons-nous.

Dans cette biographie d'avocat, il y a un souci de pudeur où l'homme se raconte par les autres, par ses affaires. Ses nombreuses amours passent en quelques mots, jamais on n'entre dans une intimité vulgaire. Il se dit, admet le tumulte de sa vie avec les femmes, mais c'est comme ça, naturel chez lui, autant que son plaisir à ressasser les bas de soie...

Évidemment il y a les affaires qu'il mena, le firent connaître, mais ça, c'est une goutte d'eau dans le vase de sa personne. Car de cette biographie de chez Grasset, c'est plutôt l'âme d'un homme en manque maternelle qu'on lit. L'envie aussi, d'être apprécié du monde.

Et s'il est l'amont du manque, d'autres sont le versant opposé...

Les bras tendres autour de l'enfant malade, qui l'est peut-être à cause d'un mariage incestueux, qui l'est peut-être parce que bercé trop près du mur... C'est Artaud qui a mal, qui souffre de la tête, de tout le corps, expulse en mots de verre la merde de son existence. Sa mère regarde, ne comprend pas tout, mais l'aime d'un amour fou et jaloux son Nanaqui.

L'artiste chez Justine Levy est raconté par la mère, dans un journal imaginé. La dame se lamente, elle donnerait tout pour que son oisillon aille bien. Comme la mère de Kiejman elle déterminera beaucoup de choses. Artaud et son amour-haine maternel, son rejet de romances, son besoin de fuir toujours plus loin, de se détruire toujours mieux.

Que faut-il alors ? Une mère passionnée ou détachée ? Aucune des deux et plutôt le duo sain de corps et d'esprit, serions-nous tentés de dire. Oui, mais sans ces troubles, que seraient les grands, les génies ?

Kiejman admet l'importance de la pauvreté culturelle de sa mère ; Artaud sait que le christianisme permanent de sa mère est le suc de son travail. Il est né de la sueur, des corps en chocs.

C'est étrange comme à leurs manières, Kiejman et Artaud ont dansé l'amour pour se faire aimer du monde ; comme ils cherchèrent l'un l'autre le succès. L'un y parvint dans sa carrière, l'autre termina en hôpital psychiatrique. Le second sous le coup d'une mère trop présente, avec trop de voix dans sa vie.

En plaçant son ouvrage du point de vue de la mère, Justine Levy a réhabilité le temps d'une centaine de pages celle qu'habituellement on ne saisit que par l'abstraction des mots du fils. Et il est certain qu'en faisant ce léger détour, on oeuvre à prendre davantage en compassion ces femmes désavouées dans les paroles des génies enfantés.

[L'homme qui voulait être aimé de George Kiejman & Vanessa Schneider, édition Grasset (17/11/2021)
Son fils de Justine Levy, édition Stock (08/09/2021)]

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mardi 16 novembre 2021

Chant d'eau et de marbre (roman SFF)

Giovanni Battista Piranesi, le graveur talentueux du XVIIIème siècle, qui sut donner corps aux anciennes ruines, y faire s'y déployer les arches avec un son que seuls les maîtres savent produire. Là où la pierre est gravée, n'entendez-vous pas le vent poussiéreux s'engouffrer par-dedans les vieux châteaux ?

Au son des ruines et par le titre éponyme, Susanna Clarke se fait un confortable socle tout droit venu des anciens temps et des architectures folles et labyrinthiques. Le ton même du livre nous perd : journal de bord d'un homme dont on sait si peu et qui s'appuie sur un temps inconnu fait au rythme des salles où il se déplace, se fiant à de micro événements dont seul lui a la trace... Apparition d'oiseaux et salles pleines d'eau.

Piranèse, le personnage de Clarke se meut dans un lieu étonnant, qu'il ne faut jamais essayer de saisir parfaitement. De grandes salles avec de gigantesques statues de marbre ; d'antiques représentations, des Minotaures, de grandes dames, des oiseaux, des anges... Les pièces où il passe sont diverses et parfois noyées sous une eau dont on ne devine la provenance.

Et au loin apparaît l'Autre, un homme de grand savoir qui semble mieux comprendre que notre narrateur à la mémoire instable, où ils se trouvent.

Une magie douce, flotte sur le récit, en épouse les courbes des statues, les courbes de ce personnage que l'on suit, que l'on perd, qui se perd en lui-même.

Et ce mystère qui ricoche sur le premier et unique autre livre de l'auteur : Jonathan Strange & Mr Norell. Dix années les séparent et pourtant on y trouve la même magie précise et plausible, qui semble s'inscrire dans notre réalité et amène un léger vertige tandis qu'on ose croire du bout de notre regard troublé, à l'existence de lieux mythiques.

Alors, c'est la main sur le marbre humide et gelé, l'oreille attentive au chant d'une cascade née d'un plafond crevé, qu'il faudra persister aux côtés de Piranèse, à la recherche de la Vérité. Car c'est une lecture exigeante où tout ne se dit qu'à demi-mot... Et je gage de croire que chacun saura, son marbre, faire.

[Piranèse de Susanna Clarke, édition Robert Laffont (07/10/2021)]

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La voie du Sombreur (roman)

La folie de celui qui jouait Bach en murmurant tout bas, au grand dam des techniciens qui faisaient la captation de son jeu. Tais-toi donc Glenn Gould quand tu joues ! Tais-toi, car sous la rage de tes doigts qui claquent le piano, c'est ta voix qu'on entend, plus que Bach. Admirable Glenn Gould, cheveux suants, maîtrise de l'instrument. Génie. Indéniablement. Et Wertheimer le sait aussi, du plus profond de son être, si bien qu'il s'en effondre, ne s'en relèvera jamais, sera le "naufragé".

Thomas Bernhard peintre admirable de la misère du monde, de la glace, du gel, de l'écroulement fatal des êtres. Dans sa prose courte, mais intense, de celle où on en sort avec l'impression d'avoir traversé l'enfer de Dante, où deux cents petites pages en paraissent mille... Se confronter à Bernhard c'est épouser le chef d'oeuvre.

Ses mots cisaillent les sentiments, déverrouillent une à une les portes de l'âme. Bernhard y entre, narre depuis les profondeurs, la chute impitoyable. C'est le drame qui se joue dans le Naufragé, lorsque Wertheimer rencontre Glenn Gould à l'école de musique, lorsqu'il comprend qu'il est face au génie le plus pur. Ses mains à lui semblent si fades sur le piano, tant et si bien qu'il cessera tout jeu, se flagellera de n'être que lui, d'être le sombreur comme le surnommera Gould tout au long du livre. Et le narrateur de cette discordance géniale observe le tableau de ses deux camarades, le clair-obscur de leurs existences, jusqu'à l'apothéose finale : la mort. Deux versants d'une même pièce où le pitoyable côtoie le génial où la musique caresse l'oreille tout en détruisant le coeur. Alors raconter Glenn Gould c'est aussi raconter Wertheimer et le narrateur qui se tente à la rédaction d'un essai sur le pianiste n'aura de cesse de revenir à celui qui sombre pour mettre davantage en lumière, l'ami merveilleux.

Comme s'il était un lotus, Glenn Gould ne déploie sa grâce que par la fange des échecs d'autres...

Et Bernhard dans l'écriture musicale, dans le soliloque, fait trembler la tourbe d'une destinée imaginaire et épuisante d'un être qui se roule dans le malheur puisque rien d'autre ne saura être...

[Le Naufragé de Thomas Bernhard, édition Gallimard (11/02/1993)]


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"Todo es agua" (documentaire)

Les documentaires de Patricio Guzmán sont des boîtes précieuses qui contiennent les cendres de tout un peuple chilien, perdu dans le désert, dans l'océan pacifique ; perdu pour les leurs.

C'est un conteur à la narration délicate où les fantômes se mêlent à la vision du ballet des 66 antennes qui parent le désert d'Atacama. De film en film, il revient toujours à eux, fasciné par le parallèle qui se joue entre l'observatoire chilien qui permet de fouiller le ciel à la recherche du passé et ce désert où la dictature fit disparaître les corps, où quelques vieilles femmes tamisent le sable en quête d'un parent qui peut-être s'y trouve, loin du repos et des siens.

Dans El Botón De Nácar, il s'échappe d'une confrontation trop directe avec la dictature et parle du Chili, mais par l'eau. Alors se déploie les dialectes de vieilles tribus décimées par les colons et dont ne demeurent qu'à peine une poignée d'êtres, dont le visage est vallonné de profondes rides. Gabriela, une Kawésqar, issue de ces fameuses tribus de l'eau raconte son voyage le long des côtes chiliennes dans un ancien dialecte presque perdu et où clapotent les gouttes et le rythme de l'océan.

Il y a aussi Claudio Mercado et son chant de l'eau où s'alterne son visage levé vers le ciel, sa voix inhumaine et les plans de pluie et de cascade.

Chaque documentaire de Guzmán joue sur le fil d'une poésie pleine de mélancolie. Sa voix qui raconte, le ton guttural parfois, sa répétition d'un même mot Agua, Agua, Agua... Nous sommes faits de cette Agua et nous sommes nos propres destructeurs ; lorsque dans le documentaire est interrogé le ciel, il nous demande si sur d'autres planètes la loi du plus fort est toujours la même où si les autochtones, peuples des eaux pourraient vivre paisiblement, dans leur compréhension secrète de la nature.

Il n'y a pas de réponse au regard de Guzmán. Juste la succession d'impressions terribles sur ce que fut le Chili, sur l'horreur de la dictature, sur les Chiliens d'à présent. Le futur n'est jamais évoqué, sauf par la présence en blanc des antennes.

Puis... Un bateau sillonne les côtes gelées de la terre chilienne, tandis que la caméra doucement ballottée filme les versants escarpés et enneigés. L'écho sourd du craquement de la glace prête à s'écrouler arrache des frissons au spectateur. Nous y devinons à la fois le danger que recèle dans ses fissures les blocs de glace millénaire aux couleurs impossibles et sa mort lente, inexorable. Et que penser de cette Agua si terrible, si fascinante est peu à peu sclérosée par les hommes, comme le fut Jemmy Button ?

Pour la paix de ceux qui disparurent, je lancerai un bouton de nacre un jour, dans une fontaine. J'espère qu'à la manière de celui accroché à un rail au fond de l'océan, il contera un peu de mon histoire, ricochera sur celle d'autres pour être l'un des fils que l'on déroule à la mémoire des hommes.

En attendant, j'entends la voix de Claudio Mercado qui encore me chante les eaux...

[El Botón De Nácar de Patricio Guzmán, sorti en octobre 2015]

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J'ai vu faner les fleurs et les monstres danser (O'Keeffe & Baselitz, expo)

La structure est léchée. Les couleurs dans de longs aplats où scintille sans doute un peu de blanc pour leur donner ce quelque chose de vaporeux, comme un voile déposé sur la peinture. Même lorsque ce sont des roches brunes et orangées, telles des boursouflures sorties de terre, il y a ce voile. Même sur les fleurs vulvaires, il y a ce voile. Il est partout ; sorte de maladie précoce du regard, qui empêche d'embrasser les toiles pleinement, qui tient éloigné, juste assez pour protéger l'artiste.


Elle qui a peint la douleur de ne pas avoir eu d'enfant, elle qui a montré dans les fleurs un érotisme démesuré, qui dans les déserts a fait exploser la masse corporelle des montagnes ; une violence pourtant pleine de pudeur. Ses fleurs ne sont pas charnelles. Elles sont glacées, leur corps rappelle les mannequins de magazines. Des bouches grandes ouvertes et stériles. Il en va de même pour ses roches qui pourtant sont généreuses en plis d'une chaire minérale.

O'Keeffe... Faut-il se plonger tout entier dans sa psyché pour comprendre la légère gêne ressentie face à son travail ? C'est beau ce qu'elle fait et pourtant, il y a suffocation. Même dans les larges salles, même devant l'étendue blanche d'une ligne d'horizon, on suffoque. Dans quelques toiles de fin de vie, elle parvient à s'apaiser pourtant. Mais pas totalement. Dans le fond d'une toile, à l'ombre d'un aplat, il y a un fantôme...

Quitter une telle exposition c'est laisser un morceau de soi sur le parterre blanc. Une poussière offerte à la grâce d'un crâne minéral.


J'ai froid de ton travail, O'Keeffe.


Le regard devenu calcaire, la main qui vacille après le spectacle des étendues déserte, on appuie son âme contre un des murs. L'inspiration profonde puis l'oeil est happé par une autre salle où le virage artistique est vertigineux. Agrégat de chairs gonflé d'un sang en peinture brunâtre. Des bouts de corps : pieds et poignets, os sortis de leur axe, dans l'étalage de toiles face à un mur nu et sans paroles pour se rassurer, tandis qu'au fond de la grande salle c'est une toile énorme où les spectres maigrelets de quelques figures observent sans voir, maudits par un drôle de strabisme et la cécité qui se dessine dans les pupilles blanchies. Ces personnages à la chair cadavérique ont de longs cous roses. Qui sont ces vers de terre à visage d'homme ?


Le pas chancelant, la bile qui remonte la gorge, on passe à la salle suivante où le Freak Show des corps mutilés est de trop... Un banc au centre de la pièce est le bienvenu pour se laisser tomber. Les peintures de Baselitz sont purulentes, douloureuses. Là où O'Keeffe avait la douleur froide, ici, on entend au contraire hurler la chair de la peinture ; le geste de l'artiste est lourd, accumule les couches, les couleurs. Le brun sale, la merde est présente.

Baselitz qui pourtant, dans les images d'archives semble être un beau jeune homme, à l'allure presque anglaise. Il a la tranquillité d'un visage bien fait, mais au fond de son crâne dansent des monstres....



[Expositions Pompidou : Georgia O'Keeffe (08/09/2021-06/12/2021) & Baselitz 20/10/2021-07/03/2022]

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dimanche 14 novembre 2021

Obsession C(h)ri(s)tique (film)

Ce qui accroche au regard ce sont ces plans au clair-obscur à la Caravage, chez Menocchio, un film assez discret sorti en 2018 et réalisé par un illustre inconnu chez nous, l'italien Alberto Fasulo.

C'est une découverte par la jaquette du DVD, laquelle présente le visage en pâle d'un vieillard à la barbe blanche, aux cheveux qui le sont tout autant et la bouche humide à demi-ouverte, dans un souffle retenu. Curiosité et sobriété du titre : Menocchio. Dans moins de deux heures de film est brossé le portrait d'un meunier à la fin du XVI siècle en Italie. L'homme est accusé d'hérésie parce qu'il remet la richesse pontificale en question et interroge la virginité de Marie et le statut de Jésus. Ses questions pertinentes ont créé des émules au sein du village.... Ce qui hérisse le Vatican, forcément. Envoyé en prison et jugé, Menocchio devient le symbole d'un être broyé par la machine religieuse.

La qualité du film tient sans doute dans l'innocence de ses personnages, lesquels sont tous joués par des amateurs. Les visages sont ridés, les yeux clairs et puissants d'expression. Notre meunier est d'une beauté folle et sa bouche toujours entrouverte et pleine d'un souffle interrogatoire, émeut. De lui se dégage l'âpreté de sa vie de meunier. Il est vieux et lourd du temps, mais défend dans son regard clair, l'amour de Dieu (sans l'intermédiaire du prêtre) et l'amour de son prochain. Cette croyance franche et simple le mènera à sa perte...

Le film se concentre en peu de lieux : il y a le village et la prison où Menocchio est enfermé. Les plans sont baignés d'une lumière chaude, de noirs profonds ; d'une brume pâle, de l'ombre d’étoffes paysannes. Tout fait penser aux peintures à l'huile. C'est beau sans être lourd et même l'habit rouge du cardinal apparaît avec sobriété dans le décor effacé des fresques de la vieille église.


De longs plans se contentent de suivre les silences de Menocchio. Dans son profil où les flammes réchauffent un bout de sa joue, on devine ses inquiétudes : la peur du bûcher, ses doutes sur lui-même, sur la qualité de ses revendications, le choix de son chemin de croix. Et puis, on voit aussi l'intelligence de ce pauvre homme de village, qui sut remettre en question une Église sans doute trop alourdie par sa fortune.

Les pauvres sont-ils voués à la misère dans leur vie d'homme ? Le paradis ne peut-il se jouer dans l'odeur de l'herbe et les courses des enfants au bord de la rivière ? Menocchio le pense et le pleure ; le cardinal n'y croit pas et, voué à son habit rouge le regarde avec dédain.

C'est beau, sobre et laisse songeur. Parce que Menocchio exista vraiment et fut brûlé.

[Menocchio d'Alberto Fasulo, sorti le 17 avril 2019]

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samedi 6 novembre 2021

Dans un labyrinthe, on ne respire qu'une fois (livre)

Au nord par une montagne, au sud par un lac, à l'ouest par des chemins, à l'est par un cours d'eau... Un titre incroyablement long, pour un roman qui ne l'est pas tant que ça, mais qui garde ce qui fait le suc de l'oeuvre du grand écrivain hongrois László Krasznahorkai, c'est-à-dire : les phrases longues.

La respiration unique de ses écrits, celle qui peint les grands drames des régions de l'Est profonde, où l'on suit de pauvres types en guenilles dans le bourbier de leurs existences et de leurs interrogations. Un petit air à la Gorki, avec plus de mélancolie que de cynisme.

Mais ici, Krasznahorkai pose un décor pour le moins inhabituel : celui d'un Japon féodal avec le petit-fils du Genji à la recherche d'un jardin dont il a lu la beauté dans un ouvrage regroupant les cent plus beaux jardins, justement. 
Dévoré par le goût du sublime, le prince enverra sa cour chercher ce lieu unique et, tandis qu'il finit par se perdre dans un dédale de rues, voilà que nous sommes surpris par la description d'un temple...

Tout l'enjeu du livre est dans la précision de ses descriptions, qui frôlent la technicité pure de la construction d'un temple. Cela en devient abstrait. Le regard toujours sur le fil du pragmatisme et de l'effet hypnotique d'une phrase sans fin.
Chez Krasznahorkai l'écriture est un flux qui ne cesse jamais. Des nouvelles en une seule phrase, il y en a dans Seiobo est descendue sur terre. Et quand le nombre de phrases se fait plus conséquent, alors c'est le rythme qui porte en lui l'infini d'une danse... Le Tango de Satan ne porte pas son nom pour rien. Ce titre-ci a par ailleurs été adapté par le cinéaste Bela Tarr, dans un film de plus de six heures, en noir et blanc. Le spectateur patient saura goûter le silence et la longueur des plans, autant qu'un lecteur sentira le souffle aigre d'un des protagonistes.

Scénariste attitré de Bela Tarr, Krasznahorkai, au-delà de simples adaptations, a su former son regard à une écriture visuelle. Dans Au nord par une montagne... nous retrouvons à ce propos une approche très cinématographique, plan par plan, dans un montage rigoureux où la déambulation du petit-fils du Genji vacille entre errance et course au trésor.

Quant au trésor qu'il cherche, ça...

[Au nord par une montagne, au sud par un lac, à l'ouest par des chemins, à l'est par un cours d'eau... de László Krasznahorkai, édition Actes Sud (17/05/2017)]

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Ubasute ou le réenchantement de Sokourov (livre & film)

La rentrée littéraire a paré les tables d'un nombre incroyables de livres... Même s'il faut reconnaître que sur les 521 publiés, il est fort à parier que vous n'en croisiez qu'une centaine, à peu près toujours les mêmes, avec parfois une maison d'édition sortie de derrière les fagots, soutenue par un libraire et son coup de coeur. 

La fosse aux ours est dans son cas une maison d'édition à taille humaine, avec environ 6 parutions à l'année, mais déjà bien ancrée dans le paysage littéraire.

Pour sa rentrée de septembre, elle glissa dans les mains des libraires, Ubasute, le premier roman d'Isabel Gutierrez.
Sa belle couverture blanche au dessin de montagne, la longueur du livre n'excédant pas les 150 pages, voilà de quoi parler aux coeurs harassés par les pavés et de quoi étonner aussi. La France ne porte pas un grand amour (même si cela vient) aux courts récits.

Alors Ubasute.... C'est déjà un mot, un rituel japonais qui consiste à mener au sommet d'une montagne les aïeux sur le point de mourir. Une tradition finalement pleine de pudeur où la mort se joue en solitaire dans le détachement au monde, lent, par la montée progressive d'un sommet, accompagnée par un proche.
C'est également ça le roman. Marie, une femme atteinte d'une maladie demande à son fils de la conduire vers sa mort. En chemin, elle plonge doucement dans ses souvenirs, sa vie. Une sorte de film en Super8 au ralenti pour un être qui s'en va.

Soutenu par une écriture légère, presque effacée, Ubasute évite le dangereux écueil du pathos, pour ne laisser qu'un voile de réflexion sur la simplicité des choses, celle d'un bol d'une humble facture par exemple.

Aux yeux des cinéastes avertis, ce livre renverra au magnifique film de Sokourov, Mère et fils. La puissance des liens entre une mère et son enfant, la difficulté de lâcher celle qui part. Tandis qu'avec Guiterez c'est le point de vue de la mère qui est adopté, chez Sokourov nous sommes saisis par la douleur du fils, ses gestes d'amant envers cette femme mourante ; une brosse passée avec délicatesse dans les cheveux filasses de celle dont le visage se détourne vers les ombres.

Un film, un livre qui se répondent... Creusent dans un tabou millénaire : l'amour filiale, dévorant et maladif, qui va des larmes du fils, à la caresse sur la joue par la main frêle.
C'est là que la tragédie survient : lorsque le corps ne tient qu'à un fil, que le squelette pique la chair, alors l'obsession de l'autre devient plus forte. Et celui qui meurt, veut mourir, celui qui est à côté retient la peau de chagrin comme jamais il n'eut conscience de le faire.

Laisser l'autre s'éteindre est plus beau dans les films et les livres. Sokourov parvient à envelopper la misère dans un halo de grâce ; Guiterez à donner à lire la maladie sans jamais la rendre nauséabonde.

Des tableaux d'une mort en devenir, un souffle d'Ubasute et c'est une invitation à l'ailleurs, pour une rentrée littéraire discrète mais, c'est bien ce qu'il fallait pour une telle histoire.


[Ubasute d'Isabel Guiterrez, édition La fosse aux ours (19/08/2021)
Mère et Fils film d'Alexandre Sokourov (04/02/1998)]

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vendredi 5 novembre 2021


 Un blog où s'accumulent les réflexions ; différentes voix sur différents sujets.

Art, film, littérature, peut-être d'autres choses encore.
Qu'importe finalement, tant que c'est là.

Tck.

TABLE DES MATIERES

MON TRAVAIL



FILMS

Belle, Mamoru Hosoda
Bruno Reidal, Vincent Le Port
El Botón De Nácar, Patricio Guzmán
Junk Head, Takahide Hiro
Les crimes du futur, David Cronenberg
Les poings desserrés, Kira Kovalenk
Le Quattro Volte, Michelangelo Frammartino
Memoria, Apichatpong Weerasethakul
Menocchio, Alberto Fasulo
Mère et Fils, Alexandre Sokourov
Moneyboys, C.B. Yi
Tropic, Edouard Salier
Utama, Alejandro Loayza Grisi


ART

Baselitz, peinture
Bowie (David), musique
Füssli, peinture
Iturbide (Graciela), photographie
Szafran (Sam), dessin/peinture
Warhol (Andy), peinture


LIVRES

       ROMANS
Bernard Minier, Vallées Secrètes, entretiens avec Fabrice Lardreau (Arthaud)
Enfant de Salaud, Sorj Chalandon (Grasset)
Hypérion, Friedrich Hölderlin (Poésie Gallimard)
Instantanés d'Ambre, Yoko Ogawa (Actes Sud)
Le naufragé, Thomas Bernhard (Gallimard)
Les étincelles invisibles, Elle McNicoll (école des loisirs)
L'homme qui voulait être aimé, George Kiejman & Vanessa Schneider (Grasset)
Piranèse, Susanna Clarke (Robert Laffont)
Siddhartha, Hermann Hesse (LdP)
Sidérations, Richard Powers (Actes Sud)
Solak, Caroline Hinault (Rouergue Noir)
Son fils, Justine Levy (Stock)
Ubasute, Isabel Guiterrez (Fosse aux Ours)
Vague Inquiétude, Alexandre Bergamini (Picquier)

        ESSAIS
Conseils à sa fille et autres textes, Nicolas De Condorcet (Gallimard)
D'images et d'eau fraîche, Mona Chollet (Flammarion)
Foucault en Californie, Simon Wade (Zone)
Histoire mondiale de la philosophie, Vincent Citot (PUF)
La société Palliative, Byung-Chul Han (PUF)
Notes de ma cabane de moine, Kamo no Chômei (Le bruit du temps)