jeudi 25 novembre 2021

Le silence est un bruit noir (Pierrette Bloch, artiste/dessin)

Elle s'efface, sous ses vêtements de lin et de laine. Les petites mains, aux ongles courts tressent le crin de cheval. Les doigts sous les mitaines qui tachent le papier par de petites touches noires, à la fois légères et présentes à jamais. L'encre sur le papier ne part jamais. Elle s'incruste dans les fibres blanches, y décrit un temps arrêté pour toujours. Pierrette Bloch déroule des feuilles et des feuilles d'une horloge similaire aux prêches.


Tandis que son geste se répète dans le tremblement imperceptible du pinceau, au loin dans un goulag de la Russie, Soljenitsyne apprend les vers de Dante en comptant les boules d'un chapelet de mie de pain offert par des camarades de galère. Une mémoire dont le flux ne cesse jamais, se murmure sous la barbe du russe, se dépose sur la feuille de l'artiste suisse.

Et puis, la boucle du crin de cheval propose un langage nouveau, qui évoque un monde silencieux, fait d'un fil léger où l'ombre glisse sur le mur selon le bon vouloir d'une lumière artificielle de galerie.
Treize mètres d'une phrase. Le cheval a fait sa course sans respirer, la première fois. Il a pris son temps enfin, pour ne plus se presser du tout. Alors se révèle le travail. Les noeuds méticuleux, qui bruissent dans le crâne de ceux qui veulent bien s'y pencher. Des rondes de crin qui se superposent, sonores. Souvent, le travail de Pierrette Bloch est comparé à la partition musicale. Elle pose les coches d'un son particulier, une traduction de 4'33 de John Cage ou alors le Hertz52 de la baleine solitaire. L'imagination s'envole pour capter l'onde ou au contraire coule dans les profondeurs d'une eau noirâtre. C'est bien de noir, d'une sombre colorisation dont il s'agit. Et Pierrette Bloch qui ose des touches rouges au début de sa carrière l'abandonne pour le noir, le blanc, les nuances folles du gris, toujours proche du noir, du noir, du noir.

Le noir est une matière complexe, faite de lumière, d'impression, de vieillesse, de poussière. Pierrette Bloch à la manière de Pierre Soulage ne se lasse pas d'aiguiser ses traits de pinceaux afin d'en saisir les plis, d'y deviner quelques gouffres entre les superpositions d'encre, de peinture à l'huile.

Avec elle, on se prend au jeu de l'observation minutieuse de l'amoncellement des points noirs, similaires et différents où chaque accident devient un battement de coeur affolé où se devine le trouble d'une goutte d'encre tombée trop vite. L'erreur n'en est cependant pas réellement une. Dans la répétition du geste, il y a une maîtrise presque maniaque qui forme une participation précise, où les noirs sont un tapis en mouvement sur le papier.

Un vent marin s'immisce entre les boucles de crin, dans l'ondulation des taches d'encre. À moins que ça ne soit l'air des forêts ou les clochettes d'un temple qui résonnent doucement, sous l'action d'une brise de printemps.

En marge d'une partie des artistes de son temps, dans l'économie de ses matériaux, dans l'abstraction et le minimalisme de son oeuvre, Pierrette Bloch raconte des histoires de poussière et de papiers déchirés ; des instants étranges de pétales noirs tombés au sol.

Et c'est beau, tout simplement.
[Pierrette Bloche (1928-2017), artiste Suisse installée en France
-> Portrait de Pierrette Bloch et de Soljenetsyne ; crin et dessin sans titre de Bloch]


Tck.