mercredi 17 janvier 2024

L'homme spirituel (écrivain/livre)

Lire Hermann Hesse aujourd’hui c’est s’autoriser à plonger dans une sorte d’étrange paradoxe romantique et spirituel... Là où les figures adolescentes d’un Demian et d’un Siddhartha transcendent par leur beauté et leur capacité à charmer leur entourage. Après faut-il y être sensible.

Ses personnages sont constamment tenus par leurs amitiés particulières lesquelles culminent et se brisent avec la transition vers un âge adulte ou l’âge des femmes. Ces dernières ont toujours la figure de sirènes enjôleuses qui éduquent le corps plus que la pensée mais dont l’instruction ricoche en une conception nouvelle de l’existence et des désirs. Clairement stéréotypées, les femmes de Hesse se cantonnent au rôle de la première fois et puis sont évincées pour une quête plus transcendantale.

Imprégné depuis son enfance par la culture hindouiste, Hermann Hesse distille dans ses récits des interrogations sur le soi, son dépassement et le Nirvana. Ce qui apparaît presque étrange si ce n’est comique, c’est cette proportion à rechercher l’état le plus contemplatif du monde, tout en s’appuyant d’une écriture lyrique, romantique. A la fois salué pour ce style tout en étant critiqué, Hermann Hesse est un drôle de loup dont les textes sont fascinants... On s’y plonge avec l’impression de toucher des vérités importantes, tout en étant constamment agacé par les fioritures.

Lire Hesse en 2024 tient de la patience et de l’acceptation. Il faut s’autoriser la lenteur des actions, la lourdeur de certaines phrases, pour atteindre l’essence spirituelle du texte, lequel tend à donner un certains point de vue de la Vérité donc.

[Siddhartha de Hermann Hesse, éditions LdP, 31/10/1975]

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lundi 15 janvier 2024

Jihad à la passion (essai)

De tout ce que condense une vie, finalement il y a peu de choses qui sont réellement retenues, qui reviennent en tête. Notes de ma cabane de moine fait parti, quant à lui, de ces textes qui façonnent ma bibliothèque mentale.
C’est un petit livre, édité en France par Le bruit du temps. Un récit assez court rédigé en 1212 par Kamo no Chômei fils d’un prêtre Shintoiste qui voua une partie de sa vie au biwa et à la poésie, avant de s’en aller vivre dans une cabane, dans une forme d’ascèse qui poussa l’admiration de ses contemporains.

Ici, il interroge l’impermanence de l’existence. Il connut de nombreux bouleversements, de la famine, aux ouragans, au transfert de la capitale japonaise. Quelle est la valeur d’une vie au milieu de ces perturbations ? Comment se tenir face à tout ça ?
Si l’interrogation est belle et a été souvent comparée aux réflexions de Thoreau, il y a un autre point plus viscéral qui me pousse à repenser à ce livre. Kamo no Chômei interroge l’art, dans sa passion. Poète et joueur de biwa génial, il abandonna son amour des compositions pour se retrancher dans sa cabane et la prière. Dans cette recherche de la pureté bouddhiste, il reste affreusement accroché à son amour des arts. Jamais il ne parviendra à s’en défaire totalement.

Pourquoi abandonner l’art, quand il est si puissamment accrocher à soi ?
Il y a de la douleur dans cette incapacité à se défaire comme on le souhaite de l’art. Dans la recherche de la vérité, la tentative de masquer la vérité la plus nue par la beauté d’un ver ou d’une mélodie, Kamo no Chômei comprend sans aucun doute qu’il est incapable de transcender son enveloppe humaine et d’accepter de manière la plus frontale l’existence.

Les passions nous enseignent notre fragilité face à la vie, nous mettent au devant de notre crainte de la mort. Si l’art (la poésie) était à un certain niveau méprisé par les philosophes grecques, sans doute était-ce due à sa capacité à éloigner l’Homme de la Vérité.

Est-ce que Kamo no Chômei est parvenu à oublier le biwa et les haïkus ? Je ne crois pas... Pas plus que sa passion ne le rendit heureux. Mais encore, il faudra éviter de faire l'amalgame entre bonheur et passion.

[Notes de ma cabane de moine de Kamo no Chomeï, éditions le bruit du temps, 18/11/2010]

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jeudi 3 août 2023

Les jumeaux de Schrödinger (film)

Le ciel gorgé d’étoiles est devenu une légende qui appartient aux lieux exempts de lampadaires et grosses usines. Mais, comme un rêve d’enfant persiste l’amour du lointain, des galaxies et des mondes autres.
Depuis quelques années, de jeunes réalisateurs se saisissent du ciel et de l’espace pour proposer une critique singulière des rapports entre les êtres humains, mais aussi pour établir un pan de philosophie parfois nihiliste, parfois absurde - reprise notamment du mythe de Sisyphe de Camus.

Je ne sais pas bien où a débuté cette nouvelle manière de fantasmer l’espace. Une esthétique singulière entoure ces nouveaux longs-métrages : végétations, rêve, silence, HLM, musique techno douce.
On laisse les plans s’étendre, raconter par le rien le récit intime de jeunes gens... Dans les films français, les HLM sont mis à l’honneur. Ils ont la particularité d’être des incubateurs de possibles, des endroits magiques pour le bourgeois, où la misère est royale. Exit évidemment l’odeur d’urine, de drogue et les familles entassées par 10 dans de minuscules appartements... Mais encore, cela fait partie du jeu. Cloîtrés dans ces quelques mètres carrés, ils se préparent à la vie dans les fusées exiguës ! Avec la dureté de la rue, ils sont les plus aptes mentalement à tenir l’angoisse des missions.

Tropic
est le dernier rejeton de ce nouveau cinéma de science-fiction. Avant lui, j’ai vu passer Gagarine (2021) ou la Montagne (2023) pour ne citer qu’eux, qui portaient quelque chose d’étrange dans cette façon de confronter leurs personnages à la SFF... On ne cherche pas à expliquer d’où vient le bizarre. Il est juste là, comme élément perturbateur. De lui découle la poésie du récit. Dans Tropic cette poésie frôle clairement l’horreur.

Cette approche singulière permet de camper un récit puissant et trouble, fait de peu de moyens où l’on suit un couple de jumeaux : Lazaro et Tristan pour qui tout semble réussir. La force de Tropic se tient dans son duo. Parce qu’ils sont jumeaux, issus du même embryon, parce qu’ils sont deux faces d’une même pièce, la cassure qui s’opère au moment où le futur de Tristan se brise, donne au film une tension abominable où qu’importe la voie que prendra le scénario, le fait est que c’est déjà trop tard... Nous voici spectateurs d'une gémellité qui se délite, sorte d'expérience de Schrödinger de mauvais goût où tout le monde sait sans oser le dire à voix haute que l'avenir de Tristan est mort.

Et, dans cet écroulement, il faudra bien noter l’audace de la caméra qui présente le visage décomposé de Tristan. Dévoiler de face l’horreur aurait pu détruire la crédibilité du récit, comme c’est souvent le cas dans ce type de film. Or, étrangement, la chose marche bien ici et permet d’entrer plus profondément dans la psyché de l’autre jumeau, Lazaro.

Bien sûr, comme tout film, Tropic a ses défauts, notamment dans sa proportion à vouloir aborder trop de thématiques. Mais cela se pardonne facilement, parce que l’univers déployé reste cohérent et fascinant.

Et par strates, je ne doute pas de voir surgir dans ma mémoire quelques plans de ce film, d’ici les mois à venir. Il fait partie de ces petites pépites françaises, discrètes, mais dont l’onirisme est gage d'intérêt.

[Tropic d'Edouard Salier, sorti le 02/08/2023]

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lundi 3 juillet 2023

Les matins calmes (film)

Nous sommes dans une ère de silence. Là où les volutes de fumée dévorent l’écran d’un blanc manteau. Là où, dressé sur une colline de charbon, le vieux berger tape le monticule, répondant à un rituel bien étrange.
Pas un mot dans Quattro Volte. Pas de musique non plus. L’existence est bercée par la cloche de l’église. La lumière fraîche de ce bout du sud de l’Italie entoure le film d’une atmosphère tranquille.
Tout se joue sur ce fil ténu. Entre extrême sobriété et violence sous-entendue de la vie, de la mort. Plan après plan, le berger au profil de vieille branche, tousse et ploie de plus en plus.
Une petite chèvre se perd dans la montagne.
Un enfant de choeur peine à se défaire d’un chien hargneux.
Puis on coupe un arbre.

L’enchaînement du monde est comme ça. Fait de bouts de vies, triste et solitaire, de fêtes païennes. Quattro Volte apporte une réponse à l’énigme de la vie. Michelangelo Frammartino nous parle de cycles. C’est une évidence sans doute. Autant que l’écoulement des saisons.

Il donne à ce village la force d’une vieille toile. Ses lumières sont vives, les ombres allongées et tendres. Chaque personnage qui apparaît est tracé pour une action unique. Il n’y a pas d’angoisse dans les gestes du berger. Il n’y a pas de scrupule chez la nonne qui donne comme remède de la poussière balayée dans l’église...

Sorte de fable à la timeline indécise, c’est un film plus fort que sa sobriété première laisse croire. Partagé entre l’utopie des matins calmes et la violence des petits bourgs, Quattro Volte est un regard porté du lointain sur le XXIe siècle. Une mise en miroir de nos sociétés trop rapides, trop destructrices, qui ont oublié le passage des saisons justement. Car quelle saison reste-t-il à l’homme qui traverse l’hiver et l’été en quelques heures de vol ; qui oublie le gel des matins de décembre sous 40 degrés d’un Dubaï artificiel...

[Le Quattro Volto de Michelangelo Frammartino, sorti le 29/12/2010]

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L'alignement des étoiles ou les Ziggy du XXIème siècle (art : musique/peinture)

Deux figures qui se croisent dans la chronologie, presque un mapping de visages dans l’opposition la plus pure. Il y a d’un côté Andy Warhol à la face grêlée et perruque grisâtre et de l’autre David Bowie, aux yeux étranges et à la beauté androgyne. Deux figures de l’art, avec un grand A.

C’est percutant d’imaginer le premier issu d’une immigration de la vieille Europe, le gamin bizarre et trop sensible, le fils à maman, doué en dessin, copiste parfait d’un siècle où l’industriel grimpe, grimpe et grimpe encore. Andy Warhol est l’inattendu, le souffle dévastateur d’une Amérique d’après-guerre qui se reconstruit à coup de musique pop, d’American Dream et de ... Coca-Cola.
Le gamin moqué est devenu l’égérie de la publicité, le dessinateur de chaussures par excellence, celui dont l’art se tord d’un rire sec et cynique. Pas artiste, mais publicitaire et notons qu’un pli un brin méprisant persiste aujourd’hui dans certains milieux guindés de l’art.

Une sorte d’étrangeté nous prend en regardant Uniqlo sortir en 2023 une collection de t-shirts Basquiat/Warhol... Comme si l’art de Warhol avait atteint son paroxysme en se plongeant dans la fast fashion. C’est une des rares fois où, votre cher narrateur de ce jour, trouvera pertinent une telle collection est se procurera un de ses t-shirt parce que ce dernier répond merveilleusement bien au travail de Warhol. Il avait une production d’usine. Il faisait en série des peintures de boîtes de conserve. Il a initié avec d’autre, dont Liechtenstein, l’ultra-industrialisation de l’art. Alors pour une fois on saluera la marque de vêtements japonaise.
Et puis, il y a l’autre bord de route, rouge de cheveux (mais pas tout le temps) et surtout ce regard : deux yeux, dont l’une des pupilles est dilatée à jamais. David Bowie ou plus banalement David Robert Jones, est cet artiste explosif, produit de l’après-guerre lui aussi. Sa musique aux accents crissants, la vulgarité en étendard, les tenues les plus excentriques, androgynes mêmes. David Bowie ce type qui raconte des histoires en musique, celle d’un Ziggy venu apporter un message de paix et d’amour et qui flammèche intrépide se perd en excès et meurt... Un Lucifer en quelque sorte.

David Bowie a compris qu’être un artiste ne relevait pas simplement du chant, du son. C’est l’assemblage minutieux, le. Storytelling jusqu’à l’aboutissement d’un ou de plusieurs personnages. Fondu dans les siens jusqu’à se demander qui est le plus réel de David et Ziggy, Bowie a laissé à tout jamais un éclair sur nos visages.

Quand on voit ces deux hommes au jumelage avortés, on rêve d’amitié... Mais jamais elle n’accouchera : Warhol vexé d’une chanson de Bowie où il se sentit moqué, lui claqua la porte au nez. Cela n’empêchera pas de faire croiser ces deux routes, de voir d’un côté et de l’autre la montée de la drogue, les interrogations humanistes et le rapport étroit avec l’industrie.
Chacun trouvera l’équilibre de sa pratique en acceptant le don de ses talents au capitalisme. Et cette notion interroge. Bowie par exemple est un chercheur de son, un amoureux de la musique expérimentale. Mais pour nourrir ce goût, il lui faut créer des pièces plus pop et grand public. Let’s Dance, succès foudroyant et critique de l’écrasement occidental sur les natifs amérindiens, est le rejeton d’un besoin évident d’argent pour réaliser à côté des albums sans succès. Fainéantise d’un public amateur de musique qui bouge ? Incompréhension générationnelle ou bide obligé parce que l’album n’est tout simplement pas bon... On ne saurait dire, mais on constate la noyade de plus en plus effective des populations dans les contenus faciles, populaires.

Aussi en partant de deux icônes comme celles de Bowie et Warhol, nous assistons à la naissance du concept de l’artiste industriel et la marchandisation des noms. Les Monroe de Warhol ou l’éclair de Bowie sont devenus plus incarnés que le reste de leur création. Et tandis qu’une chape glacée nous submerge au XXI siècle, on danse encore, coca à la main, fagotés d’habits de qualité douteuse. On s’en fiche... Tant que la fête continue... On la relayera sur Instagram et Tiktok. C’est déjà pas mal.

[Andy Warhol de Michel Nuridsany, éditions Flammarion, 03/05/2023
Very Good Bowie Trip de Michka Assayas, éditions GM 12/05/2023
]

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mercredi 19 octobre 2022

L'atlas d'images, de mots et de souvenirs "Pinterest" de Mona Chollet (essai/art)

Marie Kondo star des internets apprend à chacun à ordonner son intérieur et sa conscience, se défaire de l’aspect trop sentimental porté aux objets, aux habits ; les jeter à grosses larmes tout en se disant que c’est pour le mieux.
À côté, des émissions télévisuelles sur le ménage rappellent que le syndrome de Diogène fait ripaille des âmes et coule dans les maisons et appartements où les journaux, les bibelots et autres « au cas où ça servirait" s'entassent sans logique apparente hormis la crainte du manque. 

L’accumulation n’est pas nouvelle. Elle touche les riches et les pauvres. C’est le jeu de la collection, parfois maladive, parfois esthétique, tout le temps nécessaire. Elle rassure sans doute, dit tout d’un être, le compose. Comme si les objets disaient plus sur quelqu’un que le « quelqu’un » lui-même. Exister à travers ses images, à travers la carte postale ou la matriochka pleine de poussière qui est posée sur le buffet de l’entrée.

Ce n’est pas tant à cet aspect de la collection que s’attaque Mona Chollet dans son dernier ouvrage qu’à l’accumulation numérique plutôt. Pinterest, Instagram, Tumblr et les autres réseaux sociaux sont devenus les valises sans fond des collectionneurs goulus. D’un geste maniaque, il y a les tableaux thématiques créés ici et là : chats, soleil, nuages, vêtements, etc. Ils forment sur la toile des tableaux structurés et rassurants pour qui les font... 

Dans un entre-deux entre éléments biographiques et analyses, Mona Chollet parle de cette compulsion iconographique qui, si on prend un léger recul dessus dresse le portrait psychologique d’un individu.
Avec tendresse et élégance, elle se perd dans la contemplation de fenêtres accumulées sur Pinterest. Elle convoque d’autres collectionneurs, pour se ramener à une famille tangible. C’est drôle comme les noms invoqués (Walter Benjamin, John Berger), de « gros noms » finalement, semblent porter en eux toute la crédibilité de l’accumulateur. Un peu comme si c’était une honte. Un monde à soi que pour soi, qu’il faudrait éviter de divulguer.

Je me demande alors, si Mona Chollet en livrant là sa passion des chatons et des vêtements aux lignes minimales, ne se défausse pas, derrière d’autres, d’un hobby qui devrait en rester un, du moins ne pas s’afficher sur le mur des autres. Ou bien son livre n’est-il pas lui-même un rouage de l’agrégat d’images et de symboles qui ricochent depuis le regard de Susan Sontag à celui d’une très vieille scène indienne où une jeune femme court chez son amant sous la pluie. Que disent les allers et retours entre le portrait de la sorcière et militante écoféministe Starhawk et l’image presque banale d’un salon ultra design ?

C’est peut-être du monde, de nous dont ces icônes parlent. De notre nouveau rapport à l’image que l’on entretient. Rapport déjà théorisé par Walter Benjamin dans son célèbre texte l’oeuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité où il prophétisait la perte de l’aura de l’original et le gain de l’image facile, le passage du spectateur au regardeur, du « je » au « jeu » finalement…

Et puis, Sei Shonagon me saute aux yeux.
Et puis, une peinture médiévale accroche encore plus.
Et puis…

Souvenir aussi d’Aby Warburg que Mona Chollet - à mon grand étonnement, n’évoque jamais !! Lui, le plus esthète des accumulateurs. Le plus théoricien, qui traqua dans le flot des icônes, une histoire de l’art par l’image et de l’être. Lui et le fameux atlas Mnémosyne à jamais inachevé, mais qui fut en parti publié par les éditions de l’Ecarquillé…
Et cela dit, Mona Chollet parle de John Berger. Or lui-même est publié aux éditions l’Ecarquillé. Alors quoi ? Quels ricochets demeurent ? Quelles accumulations, liens, arborescences se font et se feront… ?

D’images et d’eau fraîche réussit dans sa manière qu'il a de pointer une source (pour filer la métaphore) et de laisser le regard de chacun s’y poser, tracer sa route, y déceler les cailloux et poissons, y accumuler sa propre expérience, ses propres morceaux d’images, de citations à retenir ou à oublier. D’ailleurs, c’est drôle, mais de citations, je n’en ai souligné aucune, tant absorbée par ma lecture... 

[D'images et d'eau fraîche de Mona Chollet, éditions Flammarion, 19/10/2022
L'oeuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité de Walter Benjamin, éditions Allia ??/01/2003
L'Atlas Mnémosyne d'Aby Warburg, éditions l'Ecarquillé 2012]

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samedi 15 octobre 2022

Byung Chul Han - saisir le temps et le mordre (philo)

Le chemin d’une vie n’a rien de droit. Il n’est même pas un chemin, peut-être un brouillard dans lequel on se dirige à tâtons. En tout cas c’est cette impression que donne le philosophe Byung-Chul Han. Né en 1959 en Corée du Sud, cet étudiant en métallurgie dans une ancienne vie s’est ensuite envolé pour l’Allemagne afin d’y étudier la philosophie. Là, il y développa une thèse sur Heidegger, un penseur qui infuse depuis chaque facette de ses propres réflexions.

Le travail de Byung-Chul Han a ça d’intéressant qu’il prend racine au coeur du présent, par des situations concrètes, notamment l’épidémie du Covid ou notre relation au Smartphone (pour ses textes les plus récents) et les faits lentement glisser vers un état des lieux plus global, une métaphysique identitaire, dirons-nous. On retrouve déjà cette « philosophie à hauteur d’homme » dans le travail de Clément Rosset et de ses questions autour du Réel, qui s’appuyait sur l’histoire d’un Consul dans son texte Le réel, traité de l’idiotie.

Tandis que ses maîtres à penser, dont Heidegger s’écartait du temps concret pour proposer un tunnel métaphysique sur le dasein (l’être étant), Byung-Chul Han lui, fait parti de cette nouvelle vague de philosophes qui copinent avec la sociologie. Nous ne sommes plus, avec ces penseurs issus de la seconde moitié du XXe siècle, dans le statut d’un philosophe écarté de la masse comme l’idéal Antique, au contraire. Nous avons là un acteur, à la fois dans sa vie (il est professeur de philosophie dans une école d’art à Berlin) mais avant toute chose dans sa manière de développer ses concepts. Il s’appuie régulièrement sur ses propres expériences de vie (à la manière d’un Wittgenstein et son obsession pour le penchant impérieux de la philosophie) et explique par la suite sa pensée.
Pédagogue, sans nul doute, il est également un fin analyste des situations sociales de notre époque et de ce qu’elles disent de nous en tant qu’être humain.

Dans son texte tout juste paru : La société palliative, Byung-Chul Han invoque l’algophobie soit la peur de la douleur et l’inscrit dans le contexte post-Covid, pour en tirer une réflexion mordante sur la capacité de nos gouvernements à endormir notre rage d’être. Les restrictions imposées ont éloigné les hommes les uns des autres, lancé l’individu dans une sorte d’état de survie. Et la survie cherche le confort à tout prix, du moins évite la souffrance.
Voilà où nous en serions : des êtres aux battements de coeur monocordes qui courent après un luxe matériel où les émotions ne doivent pas être excessives.
La couverture du livre illustre parfaitement la thèse dégagée ici : un cardiogramme qui fluctue, en piques. On ne sait plus comment se gérer entre besoin d’apaisement et colère face à la situation du monde actuel.

Mais Byung-Chul Han va plus loin et pose sur la table une réflexion pertinente : la peur de la douleur nous dirige vers une injonction au bonheur. Le phénomène du bodypositive, la montée sur les réseaux d’influenceurs lifestyle toujours prompts à partager des valeurs positives, à nous pousser à faire du sport, à manger healthy (sain), à nous accepter comme nous sommes… Sommes-nous réellement libres d’être heureux, d’être bien dans notre corps ou n’y aurait-il pas plutôt une interdiction à la déprime, aux complexes et à l’amertume ?

« Motivation de soi et optimisation de soi rendent le dispositif du bonheur néolibéral très efficient, car la domination se déroule sans aucune dépense notable. Le soumis n’est même pas conscient de sa soumission. Il s’imagine en liberté. Il s’exploite volontairement sans aucune contrainte étrangère, persuadé qu’il est de se réaliser ainsi. » (p.17)

La société néolibérale est un tunnel à l’auto-exploitation souriante.
C’est une mélodie entêtante déjà croisée dans les livres dystopiques. À croire que de dystopie, nous y sommes déjà !

[La société Palliative de Byung-Chul Han, éditions PUF, 12/10/2022
Le réel, traité de l'idiotie de Clément Rosset, éditions de Minuit 2004
]

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vendredi 14 octobre 2022

Ma production plastique : Si le cocon cache le Minotaure

 


SI LE COCON CACHE LE MINOTAURE
2021 - Série de 26 dessins, 23x30cm, crayons de couleur sur papier.

Les textes ci-écrits viennent directement du verso des feuilles



A


Le Minotaure dans son labyrinthe n’est pas l’envahisseur. Il est là en roi sur son domaine et c’est « l’autre », en venant qui détruira l’harmonie.

Des cocons... C’est une manière de naître, avec lenteur, isolé du bruit des autres, au-dessus des montagnes. Chacun retient son souffle, tandis que seuls les cocons respirent. D’affreuses choses peuvent en sortir.
Tout sera lourd. La naissance n’a rien de beau. C’est beaucoup trop organique et sanguinolent. La naissance est bouillonnante. Seul le cocon lui, est beau. Il est asséché, craquant et chaud. Seul le cocon vaut quelque chose.

Je ramasserai ces morceaux qui tombent sur le sol. Je reconstituerai ces cocons vides, troués et dans leurs creux, en apprécierai les vides.









B


Harassé oui, par le temps. Il tournait en rond, incapable de trouver la moindre solution à son malheur. Parce qu’il est Minotaure, il est voué à perdre face à l’amoureux d’Ariane.

... C’était à Emmaüs, là où il y a les carnets de brouillon et quelques pauvres stylos qui ne marchent plus. Au regard ce sont accrochées des feuilles de répertoires.

Comment résister à l’appel des lettres sur fond rouge ?

En dessinant dessus, il y a ce sentiment de faire vivre le papier, de lui donner sa réelle valeur, un peu comme si on taillait un diamant brut.

C


Avoir des idées. Question de l’idée et non la question du concept.

Minotaure, dehors !

Tout ça part d’une nécessité. Le dessin, la réflexion menée sur l’art, tout ça n’est pas choisi. C’est quelque chose qui surgit à soi et en soi au jour le jour, ce qui peut générer une fatigue incroyable. Jamais la pensée de l’art ne quitte la tête et le corps. C’est lourd, vampirisant. Où se situe le repos lorsque même en voyage, même à la terrasse d’un café, les questions ne cessent d’être ressassées ?
Des envies d’art.
Et chaque pas dans la rue est un souffle pour la production. Et chaque conversation aussi. Le mouvement de la vie est voué à l’art. C’est à la fois suffoquant et passionnant.
Les creux dans la terre prennent leur sens à partir du moment où on leur insuffle des descriptions sous-jacentes.

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vendredi 7 octobre 2022

Sam Szafran et l'art difficile (artiste)

Il y a un jeune indélicat au visage creusé, les joues grelottantes de boutons d’adolescent et ce regard grand, si grand… Aussi grand que son chapeau rapiécé (la photo est visible dans l'exposition à l'Orangerie).
Sam Szafran prononcé « safran », le turbulent… Enfant né en 1934, d’immigrés polonais, juifs aussi. Caché pour échapper aux rafles, il n’a pas eu l’éducation qui aide à entrer dans les rangs. Difficile, indomptable, incapable aussi de travailler avec d’autres. Capable par contre de danser de piaule en piaule prêtées par les copains.
Garçon de peu de moyens, avec la rage d’exprimer le difficile. Il dessine, il a la témérité du gueux qui souhaite s’en sortir. N’a pas l’orthographe nécessaire pour entrer dans une institution scolaire comme celle des Beaux-Arts.

On a envie de raconter la vie de Szafran. Elle est faite d’embûches, elle a ce charme du pauvre qui a brisé le plafond de verre et s’est élevé dans les hauts rangs de l’art.
Cet art justement, puissant, mais pas foisonnant, parce qu’il est un artiste de la lenteur à la virtuosité technique. Le musée de l’Orangerie, dans l’exposition qu’elle propose du 28 septembre 2022 au 16 janvier 2023, joue de peu de salles, mais d’assez de dessins et d’oeuvres, pour nous émouvoir jusqu’à l’os quand il s’agit d’apprécier la guerre d’un homme face aux grands formats.

Cette guerre d’identité existe dans le fond de ses dessins. Ce besoin d’user de sujets difficiles, comme l’escalier qui devint une obsession où la torsion des rambardes et des marches exprime le talent de Szafran. Peut-être que cette confrontation à la difficulté le renvoie à sa difficulté d’être, comme dirait Cocteau. Se prouver et prouver sa force à appartenir au monde tout en restant en marge. Parce que Szafran s’enorgueillit de ne pas entrer dans le cadre. Travaillé de commun dans une imprimerie, il n’en aura la capacité que durant 3 années, desquelles il titrera de merveilleux dessins au pastel sec. Virtuose du bâton, de la poudre volatile qui l’obligera à accrocher ses dessins sur de grands chevalets penchés en avant, pour que la poudre tombe au sol plutôt que sur le dessin déjà en cours.

Un motif se répète dans son travail : celui des lieux personnels, de l’atelier, de la chambre, de son travail. Il creuse l’intime, le sien, en détails foisonnant. Jouisseur de la représentation de ses pastels, Szafran fera sourire les artistes, lorsque se déploient les presque 2 000 nuances de bâtonnets. Peut-être que la sensibilité de son travail se cache là : dans ce double mouvement de l’artiste qui s’amuse et de l’artiste qui se brise dans l’avancement lent, si lent, du pastel… Il faut imaginer que ses dessins font au moins 150 cm de haut, 100 cm de large. Le geste de la main précis dans le tracé, pour écraser le pigment. Le regard aiguisé dans la représentation architecturale.

Et, toujours dans sa perpétuelle envie de se renouveler, de se défier de sa propre main et de sa maîtrise, Szafran fera entrer l’aquarelle, causant le paradoxe magnifique d’une technique sèche et d’une technique humide. Combat dans le dessin qui nous apparaît pourtant dans un fondu délicat et sensible.

Mais enfin, comment parler de Szafran sans évoquer Giacometti ? Ce dernier qu’il rencontre dans le courant des années 60 serait son maître officieux. On ne s’étonne pas. Car quand l’un cherche la vérité dans un nez, l’autre semble la travailler au coeur et au corps du pastel… Et c’est beau.

[Exposition musée de l'Orangerie : Sam Szafran  (28/09/2022 - 16/01/2023)]
Photos issues d'internet...

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vendredi 23 septembre 2022

Füssli, peintre de la langueur

C’est déjà un nom comme une drôle de musique. Un souffle léger et suisse que celui de Füssli, né de ce pays en 1741 puis résident britannique jusqu’à sa mort en 1825. Un homme qui traversa tout un siècle vécut près de 84ans dans l’aisance même, donnant un caractère quelque peu grotesque à tout son travail de peinture inspiré des tragédies shakespeariennes !

Füssli c’est aussi un nom qui ne résonne pas dans les oreilles françaises et pourtant tout le monde le connaît, par un tableau notamment, inscrit dans les livres d’histoire ou de français : le cauchemar. Une peinture à l’huile où une jeune femme étendue semble endormie, un étrange démon recroquevillé sur son torse tandis qu’un cheval au regard fou apparaît en fond. Cette peinture mystérieuse à la lumière blafarde, Füssli l’a déclinée en plusieurs tableaux que nous avons la chance de contempler à Jacquemart André, du 16/09/2022 au 23/01/2023.

Alors, là où le parquet ce musée craque à souhait, non loin des champs Elysées, quelques pièces s’ouvrent sur les peintures théâtrales… S’y succèdent des scènes tirées de Macbeth de Shakespeare, mais aussi de la mythologie, comme un dessin à la construction féroce, représentant le pauvre Achille le dos brisé dans la tentative de retenir l’âme de Patrocle…
Füssli est donc ici et il montre son art aussi bien dans de grandes toiles de plus d’un mètre de haut que dans des productions plus intimes.

Il faudra se pencher sur ses esquisses, à l’encre et lavis ou au simple crayon, pour y lire les prémisses des yeux profonds, des arcades sourcilières presque sculpturales. Quand la main n’est plus encombrée par le pinceau, mais approche la vivacité d’un geste par le crayonné, on est là oui en historien de tableau à reconnaître dans l’ombre d’un oeil cave, la courbe d’une hanche nonchalante, toute la genèse des oeuvres à venir.
Les esquisses m’apparaissent dès lors plus belles matrices que les peintures elles-mêmes. Le Achille de Füssli, revenons-y encore. Quel transport devant ce torse à la musculature tendue, au dos près à se rompre, cette pose comme un « w » tandis que Patrocle dans une langueur d’être appartenant à l’air et à Chiron, se glisse hors des doigts de son malheureux amant…

A contrario de cette puissance nue de tout artifice, un Roméo et sa Juliette sont presque caricaturaux lorsque cette dernière, présentée au moment de sa mort, le visage renversé, aborde un nez aquilin et cerné d’un grisé architectural, idem pour ses yeux. On retrouvera le même visage dans la représentation de Dieu, dans le tableau d’Adam et Ève chassés du paradis. Ses yeux levés plus haut encore, la moue de sa bouche… J’ose croire que si c’était une animation, il serait en train de rouler des yeux devant l’apitoiement de ses humains.

Ce vacillement entre tragédie des sujets et sorte de théâtralité de la représentation, fait de Füssli un peintre qu’on peut facilement apprécier aujourd’hui ou a contrario ne pas aimer. Dans leurs souffrances, ses personnes ont les courbes de la langueur et l’attente d’une amoureuse. Si on y apprécie le romantisme qui s’en dégage, on pourra également regretter le manque de ligne plus dure, de regards pleins de feu comme chez un Rembrandt, chez un Caravage où le pathétique et la tragédie sont à peine figés sur la toile.

Mais il faudra tout de même applaudir l’élégance des compositions. La candeur d’un berger assoupi avec un ciel haut et une petite lune qui brille ; l’épouvante d’une Catherine dans un couloir, le visage verdâtre sous le flambeau, ceint des ombres de la nuit…

Füssli enfin, peintre adoubé pour ses représentations à la frontière du fantastique. Somme toute, on pourra aussi l’appeler le peintre de la langueur…

[Exposition Jacquemart André : Füssli  (16/09/2022-23/01/2023)]
Photos personnelles prises lors de l'exposition.

Tck.

mardi 14 juin 2022

La philosophie chez le voisin (philo)

À flâner dans les titres de philosophie, à parcourir les noms qui jalonnent nos vérités, du moins l’éternelle question sur ce qu’elle est, on se perd en noms, en figures à front large de sagesse, à barbe bouclée d’intelligence. Ils sont, Socrate, Platon et Aristote ; Kant, Hobbes, Hegel… Lock aussi ou Heidegger. Arendt et d’autres, qui, s’ils semblent découler de diverses nationalités et époques, racontent pourtant quelque chose de notre façon de réfléchir : une pensée occidentale, depuis la Grèce Antique jusqu’aux émissions d’Adèle Van Reeth. Pourtant, la philosophie n’est pas qu’une tambouille partagée entre trois, quatre pays. Il y a d’autres civilisations, de celles dont on a moins l’assurance des noms. Philosophie d’Islam, de Russie ou d’Inde. La Chine aussi. À chacun, une façon de penser, de nommer ses figures. Moins à l’aise, incapable de prononcer correctement ces noms où les « a » s’allongent, les « h » s’avalent, où, d’un canton à l’autre Confucius devient Kǒng Zǐ…

Appréhender le monde dans sa globalité est difficile, mais passionnant. C’est un exercice de décentralisation qui demande une conscience à la fois de soi et une abnégation du soi, une compréhension des structures mentales des autres. Car, d’une langue à l’autre, les coches de la pensée se modifient. Et là où l’Occident se joue d’individualité, il est probable que l’Extrême-Orient, lui, réfléchisse d’une manière plus spirituelle et soucieuse de l’impermanence.
Exercice d’écriture, de parallèles… Le XXI siècle se passionne pour la compréhension non plus centriste, mais mondiale et il faut être un tant soi peu anthropologue pour se pencher sur le globe terrestre afin d’en tirer de nouveaux paradigmes. En quelques années ont fleuri les Harari, Descola et Graeber. Chacun proposant une vision historique et chronologique d’un pan de notre humanité.

Avec un brin de curiosité et une soif de lecture certaine, nous avons à présent beaucoup plus de moyens pour comprendre les enjeux des époques passées et à venir. La philosophie se dompte aussi bien qu’elle glisse vers les sciences dures, depuis la mort de Dieu. Et si l’on déplore la disparition lente des philosophes en tant que créateurs de nouveaux concepts, il suffira de faire un pas de côté pour s’apercevoir que chaque civilisation a vu grimper et s’effondrer sa gloire culturelle et philosophique.

Le travail de Vincent Citot, dans son ouvrage une histoire mondiale de la philosophe, sorti aux PUF, l’explique bien. Dans cette courte synthèse de quelque cinq cents pages, c’est, chapitre par chapitre, civilisation par civilisation que nous voyons s’établir le graphique affolant des connaissances et désillusions, tandis que se répète, et cela, malgré les frontières, le même jeu de despotisme et d’extinction des penseurs ; de naissance, mort et glorification des anciens.

Partant de la civilisation grecque, Vincent Citot expose depuis les présocratiques, le lien étroit entre philosophie et science. Si la recherche de la vérité et la compréhension du monde apparaît sur certains aspects comme une forme d’abstraction, très rapidement, naissent les mathématiciens, astronomes ou médecins qui créeront du lien entre les atomes et choses de l’âme. Que devient dès lors le philosophe ? Avec Socrate il corrobore son lien avec la politique et opérera une « philosophie du droit » par exemple.
Mais ce qu’il y a d’étonnant en parcourant ces pages, c’est ce glissement régulier de la philosophie vers d’autres objets de la société : médecine, spiritualité, droit. Plus récemment : sociologie, anthropologie, écologie. Comme si, « l’amour » de la vérité devait s’accoupler aux autres pans de la recherche, interrogeant sur l’utilité même d’un statut d’universitaire en philosophie. Bon, on apprendra assez rapidement que la liaison entre universités/philosophie est vieille comme le monde et sert régulièrement à l’État de garde-fou, qui obligera le philosophe à penser d’une certaine manière voire à se limiter aux traductions de textes, plutôt que d’assouvir ses envies de vérités et de pensées autres. Quand il ne doit pas faire entrer les anciens dans les boîtes du dogme religieux en cours, afin d’avoir l’autorisation de s’y pencher.

Un autre aspect de ce livre tient en sa façon d’exposer la philosophie et son évolution par civilisation. Tandis que la pensée romaine n’existe pas en tant que telle, car « plus Rome conquiert militairement de peuples, plus elle est conquise par ceux-ci (p80), d’autres comme l’Islam ou la Russie sont intrinsèquement liés à l’histoire religieuse. Mais cela touche globalement les philosophies qui reçoivent le soutien de l’Église, ce qui oblige « les théologiens […] à christianiser Aristote » (p170) par exemple.
On remarquera aussi que l’Inde pâtit des invasions barbares qui taisent son feu culturel ou que la Russie peine à s’inscrire dans une philosophie dite « pure », parce que la théologie est si fortement prégnante dans son histoire, qu’elle fait éclater les possibilités d’une philosophie universitaire (sans la supprimer pour autant. La philosophie aura davantage tendance à apparaître dans la littérature et les autres pans de la science).

Il y a encore de nombreuses facettes à explorer dans le croisement des philosophies par civilisation. Vincent Citot lance une première pierre dans la marre, finalement très pédagogique, et on remerciera ses fréquents parallèles pour nous faire comprendre l’impact d’un penseur en Islam, mettons, en se référant à nos propres philosophes.
De même, l’ouvrage a l’intelligence de proposer le corpus de textes et d’articles sur lequel il se base pour chaque chapitre à chaque fin de ces derniers, afin de ne pas nous laisser avec un chaos de plusieurs pages en fin de livre.

Ouvrage à destination des curieux et passionnés du genre, des Occidentaux trop occidentaux, qui voudraient comprendre ce qui s’est passé chez le voisin, sans savoir par où commencer.
Bref, ouvrage à saisir d’urgence.

[Histoire mondiale de la philosophie de Vincent Citot, édition PUF, 11/05/2022]

Tck.

mercredi 8 juin 2022

Le Titan au pied léger (livre)

Au coeur chante la poésie grecque, celle où les héros pleurent à chaudes larmes devant la beauté de la nature, là où l’amour a quelque chose de la pureté et la guerre un air de tragédie à faire frissonner les âmes indécises.

Hölderlin chante ces moments et nous convainc. Hypérion semble immortel, chargé de traverser le monde sans être capable d’y poser solidement le pied. Il transcende ceux qu’il rencontre. L’amour qu’il portera pour Diotima et qu’elle lui portera causera la perte de cette dernière. De même son tendre ami Alabanda sorte d’incarnation de gamin turbulent à bon coeur, préférera la mort à l’idée de le flouer.

Hypérion est pur. Pur dans le récit de cette antiquité rêvée, de ces olives dans lesquelles nous mordons. On y sent la tendresse pour les pâles lumières, l’odeur de l’huile et les sentiers de terre sur lesquels claquent les fières sandales, tandis que deux vieux penseurs respirent à plein nez les effluves de la nature la plus simple.

Baigné de mythologie, Hölderlin est un écrivain au destin malheureux. Fou, cloîtré jusqu’à sa fin dans une tour d’argent, Hypérion préfigure sa chute. Parce que Diotima (nom emprunté à la prêtresse de l’amour chez Platon) est l’incarnation d’une femme avec qui il partagea un amour caché : Susette Gontard.
Peut-être prend-il trop à coeur le rêve de ce monde passé. Sur les ruines malheureuses du Panthéon, alors qu’Hypérion est écrasé par la fin du monde, on devine facilement Hölderlin en sous-ton. Il se cache dans les replis de cette Grèce antique de fantasme, comme si elle seule portait les grands hommes, les muses et les amitiés particulières entre les jeunes hommes.

Les mots sont bien choisis, les lettres adressées à Bellarmin alternent entre odes à la beauté et dépression de notre pauvre Hypérion, avec une rigueur telle qu’on s’amuserait presque à imaginer avant qu’elle n’arrive, la mauvaise nouvelle amorcée de retrouvailles avec l’un ou l’autre des siens.

Préfigurant le romantisme ou l’incarnant tout simplement, Hölderlin mélange habilement les paysages d’avant et ceux de 1700. On hésite entre mythes et réalités, entre vrais faux de ces figures croisées, entre la présence rêvée ou non d’un Hypérion sur les bords du Péloponnèse. Mais qu’importe sur quel flanc de colline il se trouve, à la fin, il perd tout.

[Hypérion de Friedrich Hölderlin, édition Poésie Gallimard, 1973]

Tck.

mardi 7 juin 2022

Ne jetez pas la baleine avec l'eau du bain ! (film d'animation)

Non Belle n’est pas le plus beau film d’animation de l’année 2021. Il n’est pas, malgré ses couleurs chatoyantes, un éclatement continuel de la rétine, ni même digne d’une réflexion humaniste sidérante. Au contraire même, il est truffé de défauts, d’une fainéantise scénaristique à s’en claquer le front et pourtant…

De ces musiques auxquelles on revient encore et encore, le coeur frissonnant. Une histoire qui se pare de noeuds, pour se donner des airs faussement complexes : une jeune fille un peu timide, bridée par un deuil, des taches de rousseur pas très jolies, la voix coincée dans le fond de la gorge, se révèle finalement au travers d’une application, dans laquelle elle revêt l’apparence féérique d’une Bell (clochette) aux longs cheveux roses dont le chant prend une ampleur viscérale dans le monde numérique.

Belle joue sur plusieurs aspects : c’est d’abord la réécriture de la Belle et la Bête. Le film aurait mieux fait de rester là-dessus, plutôt que de s’alourdir en voulant absolument parler de la gestion du deuil, d’une pseudo-critique du numérique ou pire de la violence qui peut exister dans la cellule familiale. Il ne parvient pas non plus à équilibrer ce sérieux avec son lot de personnages rigolos : la meilleure amie ou les femmes de la chorale, lesquelles deviennent d’autant moins crédibles dans la monté crescendo de l’histoire…

Mais malgré ces aspérités, ce film reste touchant. Sa scène d’ouverture avec l’exposition de l’application paraît longue, mais fait lentement grimper la tension avant l’éclatement incroyable du thème musical du film. L’image de rêve qui nous est proposée marche à merveille. On oubliera difficilement la première apparition de Belle, debout sur une baleine gigantesque, dans sa robe rouge et qui de ses bras écartés explose l’image en fleurs colorées. C’est une trouvaille succulente qui saura faire germer quelques paillettes dans les yeux… Et si le film joue - selon moi, un peu trop sur le fanservice d’une Luka Megurine des Vocaloid, il faut croire que la sauce prend malgré tout.

Alors oui, Kirei, Kirei* ! (*joli, beau)

Kirei Kirei aussi le personnage de la Bête dans son étrange costume. Son chara-design est intéressant bien que s’achevant dans un pétard mouillé qu’on devine à des kilomètres à la ronde.
Mais c’est peut-être en ça que le film reste en tête ? Ses ratés sont les promesses d’un quelque chose qui aurait pu être encore plus fou. Si fou qu’on en sort avec l’envie que ça se soit passé autrement… Est-ce une bonne raison pour applaudir le film ? Peut-être pas, mais vous les connaissez, les fervents défenseurs d’un film imparfait. Ils lui trouveront toujours des qualités, même dans ses pires défauts. C’est comme avec un bébé moche. Tant que c’est le sien…


[Belle de Mamoru Hosoda, sorti le 29/12/2021]

Tck.