mercredi 30 mars 2022

Misère sur fond de musique Pop (film)

Caméra au fil de l’eau, rythme de vagues douces, un beau démarrage pour un film. La Dolce Vita à la taïwanaise se dit-on. Au moins ne sommes-nous pas plongés dans les bordels moites où les corps en sueurs se frictionnent les uns les autres. Est-ce mieux pour le repos des jeunes âmes de ces moneyboys ?

Ils sont coincés dans les lignes architecturales d’immeubles hauts, des cubes creux où se devinent les fantômes de miradors. Les quartiers pauvres des villes asiatiques ont ça de fascinant que toute la structure sociale peut se faire à l’intérieur même de ces blocs où le voisin accroche ses chaussons devant sa porte tandis que la vieille voisine, assise sur une chaise de jardin moisie, fait cuir un morceau de poisson sans que personne ne se plaigne.
Moi-même je suis fascinée par ces villes où la promiscuité est telle qu’on se demande s’il est possible d’avoir la moindre intimité. Au point où, qu’importe la ville, on retrouve toujours un lointain cousin. Si on ne l’y trouve pas… Quelqu’un l’aura forcément croisé.

Les moneyboys, ces garçons qui se prostituent, fuient généralement la pauvreté de leurs villages. Ils gagnent les villes où l’ami d’un ami saura toujours les faire entrer dans le milieu. Une communauté se soude, c’est une grande famille où l’on prend soin les uns des autres, où les amours naissent et meurent en fragiles pissenlits au milieu de la poisse.
Ils sont des feux follets ces garçons. Si beaux puisque jeunes, déjà promit à l’effondrement. Nouer une relation amoureuse est difficile dans ce microcosme. On rit, mais personne ne se fait vraiment confiance. Le malheur est au seuil de la porte de chacun et c’est plus simple de prendre seul ses jambes à son cou que de fuir en tenant la main d’un autre.

Moneyboys
a quelque chose à voir avec le livre Garçons de Cristal de Xianyong Bai, qui est également taïwanais. Le désespoir de ces prostitués se joue toujours dans la nonchalance des mots. La misère fait rire, ne se prend qu’avec un sérieux relatif. On boit, on fume, on rêve à l’amant riche qui paiera tout. Ça va, ça vient. Certains se rangent au nom d’un mariage factice. D’autres prennent des coups qui les défigurent, d’autres encore, meurent. Pourtant, dans le regard des garçons de cristal, la dignité brille. Même s’ils ne l’ont pas choisi totalement ce mode de vie auquel ils se tiennent, cela devient leur revendication même. Eux qui n’ont pas pu faire d’étude, ont été assez malins pour grimper les échelons de cette société secrète ou du moins pour en faire partie.

Alors ça danse sur fond de musique pop. Ça danse et ça rit. Ça pleure et ça boit. Mais c’est peut-être ça la vie.

[Moneyboys de C.B. Yi, sorti le 16/03/2022
Garçons de Cristal, par Xianyong Bai édition Picquier (??/01/2013)]

Tck.

samedi 26 mars 2022

"Il paraît pourtant bon garçon" (film)

Ils sont là avec leurs airs juvéniles. Mineurs, souvent, le visage doux. Seul leur regard les trahit, car la mort y danse sur fond blanc.
Personnages de romans, pourrait-on se dire. Des sortes de Dorian Gray à la physionomie charmante et l’âme ténébreuse. Ils sont trop beaux, trop souriants, trop mélancoliques. Des Werther en devenir. Nous les aimons, sommes fascinés par ces meurtriers aux jolies boucles encore gainées de l’enfance. Ce sont des anges à la manière de Carlos Robledo Puch, tueur en série argentin, de moins de 20 ans, qui remit en question la physionomie acceptable des meurtriers. Peut-on être beau et assassin ? Est-ce qu’être tué par un joli minois est plus acceptable que par un Joseph Vacher (si bien renommé Joseph Bouvier dans le Juge et l’Assassin).

Carlos Robledo Puch
Ces tueurs ne se cantonnent jamais aux pages des romans. Ils sont vrais, existent. Nous les croisons parfois, sans le savoir. Des meurtriers en devenir, qui depuis l’enfance fomentent leurs envies de sang jusqu’au passage à l’acte. Il est difficile à croire, encore moins quand le coupable est un adolescent qui se rend de lui-même, un 1er septembre 1905. Il se décline sous l’identité de Bruno Reidal et a décapité un gamin d’une douzaine d’années.



Pourquoi ? C’est une question simple et naïve. « Pourquoi avez-vous fait ça ? » Que se passe-t-il dans la tête d’un adolescent de 17 ans, pour en venir à ça ? Les tueurs interrogent l’humanité tout entière. Le pourquoi est la question universelle par excellence. De la France au Japon, en passant par l’Amérique, on se demandera toujours, pourquoi ?

Vincent Le Port, réalisateur du film au titre éponyme au nom du tueur, ne donne pas de réponse. Cependant, il a creusé les carnets du jeune meurtrier, les a transposés à l’écran, a déroulé le fil d’une existence paysanne où Dieu est important où les pulsions sont beaucoup trop présentes. Il dépose un regard simple sur cette histoire, de plans sans pathos, à la lumière fraîche, voire glacée des villages de campagne, des prisons dépouillées. Bruno Reidal, joué par l’excellent Dimitri Doré a le visage terrible. Ses joues sont encore gorgées d’adolescence, sa bouche porte le pli des enfants. Mais ses yeux, eux… Ils se cachent dans l’ombre de ses arcades proéminentes. Ses cernes creusent les joues, forment une croix sur sa figure pâle. Et la voix d’enfant qui s’expulse une première fois, hors de sa gorge, étonne. La face meurtrie a la tonalité enfantine, une cloche vocale encore empreinte d’innocence.

Il y a sans doute, dans la manière de dresser ce portrait quelques inspirations du film Moi, Pierre Rivière, ayant égorgé ma mère, ma sœur et mon frère… de René Allio. Et Pierre comme Bruno portent en leur sein le même mystère. On a bien du mal à comprendre le sens de ce passage à l’acte. On se passionne à le décortiquer, sans trop savoir où ça mène. Vincent Le Port nous ballotte au gré des souvenirs de Bruno Reidal et nous laisse pantois, comme la police et les médecins de l’époque.

Finalement, la cruauté d’un meurtre réside sans doute davantage dans l’incompréhension du geste que dans l’horreur de la scène de crime. Et, devant la froideur du visage de Bruno, devant le malaise qu’inspire sa pose gauche à l’épaule plus basse que l’autre, on s’en veut d’être incapable de haïr ou d’avoir pitié. Une drôle d’indifférence nous prend. Qu’il vive ou qu’il meurt nous importe peu. Il n’y a qu’un pourquoi, qui vaille.

… Mais méfiez-vous toujours « de ces fous qui violentent et signent leur acte pervers, en taillant à même la chair, de leurs victimes innocentes. » (Jean Roger Caussimon, dans le Juge et l’Assassin de Bertrand Tavernier).

[Bruno Reidal de Vincent Le Port, sorti le 23/03/2022
Photo du tueur Argentin Carlos Robledo Puch
Moi, Pierre Rivière, ayant égorgé ma mère, ma soeur et mon frère... de René Aillio, sorti en 1976]

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mercredi 23 mars 2022

« C’est fini, le rideau est tombé » (roman)

Sa voix grouille de mots qui trébuchent les uns sur les autres. Il veut en dire beaucoup, trop même. Dans sa langue se bousculent les récits de guerres et de vies, de la sienne, de celles de ceux qu’il eut en amis, en père. Il parle de ses bégaiements aussi. Depuis l’enfance, il est comme cela, à agglutiner les lettres, à « di-di-dire » les choses. Et ce qui fut une tare, une moquerie pour l’enfant bègue, devient une force folle, cachée dans la discrétion d’une bouche.
Sorj Chalandon possède de cette aura invisible. Il pourrait se fondre dans la masse, tout en se faisant trahir par le timbre de sa voix fiévreuse. Il lâche sans crier gare des paroles dressées d’humour crissant. Il se raconte, coule une vie d’enfant « préparé à tuer Charles de Gaulle » à douze ans. Il rit en le disant, son oeil brille de l’histoire. Les gens l’écoutent, s’étonnent, s’horrifient, mais lui, il est dans le spectacle de sa personne, dans la représentation de Chalandon.

Il est une pièce de théâtre à lui seul. En a peut-être conscience lorsqu’il parle d’Antigone d’Anouilh dans le quatrième mur. Dans ce livre, il raconte sa catharsis. Georges c’est lui, premier prénom, abandonné pour Sorj. Georges, c’est son soi mauvais. Il écrit, dit-il, parce que « le roman te permet de tuer le barbare qui est en toi. » Ses histoires sont liées à sa vie de reporter de guerre. Il a vu le Liban, il a vu Imane (personnage du quatrième mur), morte, allongée de travers dans un lit, le corps en souffrance. Et il l’a relevé. C’était nécessaire « pour partager. Je partage la guerre. » C’est ça. Dans ses romans, des morts qui se réveillent, qui parlent d’eux, cherchent des réponses à la cruauté. N’en trouvent pas qui vaillent et retombent avec horreur. Les livres se succèdent en tourbillons. Chalandon s’enrage encore, cherche des réponses, propose des contextes où ses doubles évoluent, se cassent la figure, pleurent. Il dit encore : « Je pense que tu écris lorsque tu as quelque chose qui te bouleverse, qui hante ta vie entière. » Derrière ses mots, on devine les troubles, la peur du vide et ces yeux qui ont trop vu.

Il ne faut pas croire que dans son écriture il y a une forme de réparation, Chalandon n’est pas de ces écrivains, qu’écrire guérit. Il se place davantage aux côtés d’une Marguerite Duras qui avouait qu’écrire était une douleur. Chaque mot est un combat. Dans le cas de Chalandon, le mot est bègue, la langue française est une litanie de phrases courtes qui évitent le faux pas. Ce sont aussi des énumérations d’adjectifs pour toucher au plus près une réalité. Sans doute.

Et vient le dernier roman. Enfant de Salaud. Un mot de colère, il n’y a que ça chez Chalandon.
Encore une fois, on descend dans les affres de son âme. Le père présent-absent, le traître, la guerre qui se dit, l’incompréhension des uns pour les autres, les tensions qui surgissent au coin des rues où le fils abasourdit pousse forcément le père âgé, pour lui faire avouer, pour le secouer de ses mensonges.
C’est une histoire de trahison, de fantasmes brisés. Lui qui a passé l’enfance à croire à un père combatif, glorieux, se retrouve brusquement devant la réalité d’un traître, après avoir découvert les papiers relatifs à un procès. Et tandis qu’il couvre en tant que journaliste le procès du terrible Klaus Barbie justement, Samuel, le personnage du roman, en intente un autre, intime avec son père.

Que ça soit ici ou dans ses précédents titres, Sorj Chalandon poursuit une quête veine. Ses textes peuvent être lus comme les diverses tentatives de mise en scène d’une même pièce. Dedans, toujours la même typologie de personnages : le traître, le trahis, ceux qui subissent.

On ne saura si à ce dernier titre qui clôt le triptyque du père comme il aime à le dire, Sorj Chalandon aura trouvé une réponse. Sans doute n’y en a-t-il pas. Son père est mort. Personne ne saura ce qui fait d’un gamin de vingt-deux ans, un traître, puis un père, puis un mort. On ne peut comprendre l’autre malgré tous les mots, toutes les envies ou archives recoupées. C’est remarquable comme Chalandon persiste à l’exercice depuis dix-sept ans, sans toucher la vérité. Il a relevé bien des morts, les a tous dressés sur ses scènes, plaçant ici et là ses acteurs zombies pour les faire jouer encore et encore la même chose.
Maintenant qu’il va sur ses soixante-dix ans, il s’avoue las de l’exercice. Son énergie va ailleurs, dans son travail journalistique, dans sa famille peut-être.
« C’est fini, le rideau est tombé » lâche-t-il encore, l’oeil au loin.
Et tandis que du bout des lèvres, nous lui demandons comment fera-t-il face à cette réalité, à ce trou béant que l’exercice d'écrire comblait, il ajoute que oui « ça sera le vide. C’est terrifiant. » et il répète « ça sera terrifiant, oui. »

Les morts sont terribles, leurs secrets nous gangrènent et nous tiennent debout.
Les mensonges de nos proches, font de nous des Sisyphe, qui roulent inlassablement la même pierre. Est-ce un drame ? Sans doute pas, sinon Sorj Chalandon ne serait pas cet homme drôle et souriant.

Et comme Camus le décrit dans le mythe de Sisyphe « On ne nie pas la guerre. Il faut en mourir ou en vivre. Ainsi de l'absurde : il s'agit de respirer avec lui ; de reconnaître ses leçons et de retrouver leur chair. À cet égard, la joie absurde par excellence, c'est la création. »

[Enfant de Salaud, par Sorj Chalandon édition Grasset (18/08/2021)
Le Quatrième mur, par Sorj Chalandon édition LDP(20/08/2014)
Le Mysthe de Sisyphe, par Albert Camus, édition Folioessais (21/02/1985)]

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jeudi 10 mars 2022

La vérité derrière un nez (Alberto Giacometti, artiste)

« Merde ! Ça ne va pas »
ruminait Giacometti, dans le fond de son atelier, à peindre et sculpter la belle Annette, son frère Diego ou son ami japonais Yanaihara.
Rien n’allait, rien n’irait, sauf dans l’alignement des bons jours. Artiste passionné, les mains cramponnées au travail, le regard scrutateur et merveilleux, Giacometti est de ces hommes au génie né de l’acharnement, à l’intelligence de la main et de l’esprit.

Catherine Grenier a fouillé sa vie, dressé son portrait dans une biographie publiée chez Flammarion, laquelle porte le souffle des relations du XXe siècle, lorsqu’être artiste c’était appartenir au groupe fantasque de Picasso, vivre de peu et des repas dans les bistrots de Montparnasse et de Montmartre.

Au fil des pages, on découvre le chemin de cet étonnant personnage aux cheveux de fer. Né en Suisse d’un père peintre, au sein d’une famille soudée, Giacometti a toujours été poussé vers les chemins de l’art. Dessin, école d’art, lettres aux parents qui le soutiennent dans ses choix, Alberto se dévoile très vite comme un intrigant. Ses camarades sont fascinés par sa présence-absence. Chaleureux, amoureux des hommes, Alberto n’en demeure pas moins un être hors du monde, dont le regard scrute les âmes, défait les chairs, dans une recherche de vérité et de réel impossible à atteindre. Il s’épuise ainsi dans le détail d’un pied plutôt que la représentation entière des nus qui posent à l’école. Il fatigue certains de ses professeurs qui sont encore incapables de comprendre qu’est en train de naître la nouvelle génération d’artistes : ceux qui mettront l’art sans dessous dessus, qui créeront de nouveaux langages, de nouvelles couleurs.

C’est encore trop tôt.

Prophète artistique venu de la Suisse, Alberto s’installe à Paris vers Montparnasse alors prisée par les intellectuels. Pour beaucoup de nous, qui ne connaissons Montparnasse que sous les traits des buildings et des hommes en costume, il est difficile d’imagine l’effervescence que nourrit ce quartier, bien que quelques malheureuses reliques demeurent : théâtre au fond d’une rue, devanture d’un ancien café…
Mais le fait est là, le XXe siècle accueille une faune devenue fierté nationale. Pêle-mêle s’y croisent Picasso, Chagall, Balthus, Apollinaire, Breton, Man Ray, Zadkine, Crevel, Juan Gris, Matisse… Tant et tant de noms qui se lient dans les projets, une vision du monde à venir.

Giacometti évolue dans ces groupuscules. Son atelier est un lieu de passage où il est constamment fourré. Il passe des journées, des nuits à sculpter, reprendre ses plâtres, défaire ses peintures dont la satisfaction ne vient jamais. Il n’aura de cesse de remplir ses carnets de réflexions à ce sujet. Comment saisir le réel ? Comment creuser les peaux et les os pour en saisir l’âme ? Giacometti s’y attelle, ses sculptures naissent en brutalité dévoratrice d’espace. Ses modèles dont son frère Diego acceptent de ce Sysiphe qu’il retourne leurs viscères dans le plâtre. Le témoignage le plus touchant de cette relation à l’art et au poseur, sera Yanaihara, ce philosophe japonais qui entretiendra toute sa vie durant une relation forte avec Giacometti - allant jusqu’à jouir d’Annette. Il décrira l’acharnement de l’artiste et sa dureté. Ses modèles posent des heures sans devoir bouger, dans son atelier de poussière. Des heures où le moindre mouvement met en colère Giacometti connu pourtant pour sa douceur. Quand il fait de l’art, plus de douceur. Quand Giacometti tient le plâtre ou la peinture, il est animé du besoin primitif de comprendre. Qu’importe la brûlure de la nuque et du dos, qu’importe que l’ennui châtie l’âme du poseur… Qu’importe, parce qu’on ne peut résister à l’oeil fiévreux de cet artiste capable de dire que le nez de Yanaihara est un monde en soi.

Par la biographie de Catherine Grenier, on devine en partie le cosmos ardent qui coule dans les veines de Giacometti. Et cependant, ce n’est pas tout. Elle trace les grandes lignes de ses relations au monde. Car loin d’être un Van Gogh maudit, Giacometti connaîtra le succès de son vivant. Ses sculptures d’hommes et de femmes feront le tour du monde. Les collectionneurs américains y voient de l’intérêt, de même que les Italiens. Giacometti fait parti, avec nombreux de ses contemporains, des nouveaux piliers de l’art.

Ce qui est étonnant, c’est que Giacometti se distingue des autres artistes par la relation privilégiée qu’il entretiendra toute sa vie avec sa famille. Si son frère Diego le suit dans tous ses mouvements, Giacometti sera surtout le fidèle enfant de ses parents avec il correspondra régulièrement. Est-ce cet amour filial qui le tuera deux ans après la mort de sa mère ou bien sa vie tumultueuse, faite d’alcool, de cigarettes et d’une hygiène de vie globalement mauvaise ?

En tout cas, s’il est de ces êtres sur lesquels on ne se lasse pas d’écrire, la réédition de sa biographie par Catherine Grenier amène un jalon de plus sur la compréhension d’un homme, d’un siècle également.


Bien sûr, si cette biographie est de belle qualité, j’invite les amoureux de Giacometti à se tourner vers les textes publiés en partie chez Allia, dont Avec Giacometti, par Yanaihara Isaku.

[Alberto Giacometti, par Catherine Grenier édition Flammarion (09/03/2022)
Photographie d'Alberto Giacometti avec Yanaihara
Avec Giacometti, par Yanaihara Isaku, édition Allia (11/2014)]

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mardi 8 mars 2022

Condorcet ou l'étoile filante des Lumières (socio/féminisme/histoire)

Le 8 mars 2022, le 8 comme un signe infini où retentit le glas des femmes, celles qui n’ont pas pu faire leur trou dans le monde, si bien qu’on leur lance encore et toujours, depuis 1975, une journée à elles, une journée internationale du droit des femmes. Moment propice pour qu’elles libèrent leurs voix, leurs corps des carcans moqueurs du patriarcat.
Depuis combien de temps cette guerre des sexes existe-t-elle? Trop longtemps. De l’Antiquité où elles n’étaient que de petites filles sous la tutelle des hommes, au siècle des Lumières même dans cet humanisme qui les a balayés, jusqu’à maintenant lorsqu’on s’affole depuis notre vigie française, du recul dramatique des droits des Afghanes, obligées à l’éducation dans la clandestinité quand elles ne sont pas juste réduites à l’esclavage domestique.

Dans ce sombre tableau où le corps et la conscience féminine sont muselés, quelques êtres plus lumineux que leurs confrères s’insurgent pour elles et leur reconnaissent un droit citoyen les souhaitent à l’égal de l’homme.

Condorcet fait parti de ces étoiles filantes, qui brillèrent par une pensée d’avant-garde et qui par cela même fut effacé durant 150 ans. Homme du siècle des Lumières (1743-1794) à la fois mathématicien, philosophe et politicien, il s’est fait remarquer comme défenseur du droit des femmes, mais plus généralement des opprimés, allant jusqu’à participer à « la société des amis des noirs », laquelle était contre l’esclavage.

Mais que peut un seul homme contre toute une société ? Peu de choses et, sous le refus de la nouvelle constitution, pointé du doigt comme un traître, voici qu’il fut traqué, arrêté et jeté en prison, mourant dans des circonstances non élucidées.
Sa mort et sa voix font de lui un mythe que l’on redécouvre et sur lequel se sont déposés les jalons du féminisme, de son intuition pour la nécessité de l’éducation des femmes. Il excelle notamment à ce sujet dans la rédaction d’une lettre à sa fille, message testamentaire pour une petite âgée de 5 ans et qu’il saura ne pas voir grandir, puisque Robespierre le veut mort.

À l’occasion de la sortie du texte sous format poche, Nathalie Wolff et Laura El Makki proposent une préface à la fois historique et sensible de Condorcet. Elles dressent le portrait paradoxal d’un homme discret, à la voix qui peut trembler, mais qui est aussi appelé le « Condor » par ses pairs.
Humaniste trop-humaniste, il voyait dans l’Amérique une terre d’égalité et s’insurgeait dans ses échanges avec Jefferson du peu de considération que l’on portait au sort des femmes alors qu’en Italie l’une d’elles : Laura Bassi (1811-1778) mathématicienne et physicienne italienne avait une place de professeure à l’université, par exemple.

Décrit aussi comme l’ami des femmes, Nathalie Wolff et Laura El Makki nous rappellent sa sensibilité et la terreur que fut sans doute la fin de sa vie lors de la rédaction de ses dernières recommandations pour une enfant, dont il sait qu’elle grandira dans une société d’hommes (et sous Napoléon, mais ça, il ne pouvait pas le prévoir !). Pour elle, il osera imaginer une vie digne où la voie du mariage n’est pas la seule, où l’indépendance du coeur et de l’esprit sera une nécessité.

Enfants du XXI siècle, nous mesurons les 150 ans qui nous séparent de ces conseils. Des avancées ont eu lieu : droit de vote des femmes (1944), dépénalisation de l’IVG (1975), une femme Première ministre (1991) ou plus récemment la reconnaissance des couples lesbiens et femmes seules pour la PMA (2021).
Pourtant, nous continuons à gratter nos droits. Nous sommes encore trop proches de ce que demandait Condorcet. L’éducation des femmes, que nous pensions absolue reste fragile lorsque nos yeux se portent sur les Afghanes, sur les Indes aussi.
Les femmes restent trop souvent écrasées ou moquées dans leurs tentatives de se libérer.

Il y a tant à dire et à faire encore. Tant de Condorcet nécessaires.
Nathalie Wolff dira à ce propre une chose qui m’apparaît d’une justesse terrible : les lois se créent de manière impérieuse. Il faut encore faire l’expérience des drames pour qu’une loi soit votée. L’affaire Tonglet-Castellano (1978) sur la question du viol en est la plus dramatique illustration.

Et si, Laura El Makki s’attriste que nous soyons toujours « bloquées entre la vie et le droit » nous oserons croire en un avenir optimiste, dans lequel les conseils d’un père pour sa fille se transformeront en simples conseils à son enfant, effaçant les frontières entre fille et garçon.

En attendant il demeure important de porter haut ces textes, de les lire et relire, de les offrir à ceux qui nous entourent, pour que chacun prenne la mesure du chantier de nos espoirs, pour aussi y trouver la force d’être femme, d’être humain, simplement.

[Conseils à sa fille et autres textes de Nicolas De Condorcet, préfacé par Nathalie Wolff et Laura El Makki, édition Gallimard (03/03/2022)
Portrait de Laura Bassi, peintre inconnu
Manifestation du 07/02/2022 pour le droit des femmes, photo d'Amaury Cornu]

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lundi 7 mars 2022

Le Folk-corps de Graciela Iturbide (expo, photographe)

Dans le soleil du dimanche, les chamans font danser leurs yeux devant les ordinateurs. Du moins est-ce sans doute le cas de l’artiste Sandy Kalaydjian, laquelle, fomente dans les empiècements d’images, de matériaux et de livres, de nouvelles manières d’observer le monde, de le deviner.
Les yeux innocents saisissent difficilement le message de ses pièces, tandis que les habitués ne cherchent déjà plus. L’âme vagabonde est nécessaire pour chopper le récit qui filtre entre les gifs de maisons qui brûlent et le noir dans lequel elle plonge l’espace de ses productions.



Et dans les jours calmes, un pas puis l’autre vers la fondation Cartier, c’est une autre sorte de chaman que l’on rencontre. Petite femme au chapeau vissé profondément sur sa caboche, Graciela Iturbide capture le folklore du monde avec son appareil photo.

Les pays, les continents passent sous son oeil. États-Unis, Mexique et Inde… Elle ricoche sans jamais s’arrêter, unis les espaces dans les teintes de noir, de gris et de blanc. Il faut bien lire les légendes, pour se rendre compte que d’une photo à l’autre, le saut est fait.
Dans une citation, Graciela affirme que l’artiste est en quête de soi dans son travail. Quelles vérités cherche-t-elle dans l’accumulation des gravats et des visages marqués ?

Graciela donne le la aux abandons urbains. Elle joue avec les lignes. Dans ses photos d’abord vides d’hommes, les câbles fleurissent sous des épingles à linge. On devine la jouissance de la photographe, lorsqu’elle trouve le spot d’une photo où le grillage strie le ciel, comme une fenêtre de prison. Parfois, l’impression qu’elle brise les espoirs d’un monde libre, en le capturant sous les lignes dures et droites des villes.

Et puis, des photos de cactus et de ruine. Des gravats comme des natures mortes. C’est d’une simplicité d’enfant et ça en dit tellement… Des cadres dans des cadres. Elle met en avant la matérialité des murs défoncés et devant lesquels sa propre ombre ou la silhouette floue d’un promeneur en mouvement. À se demander si sa vision n’est pas peuplée de fantômes…


Commence ainsi l’étrange musique des peuples austères, présents disparus ; des robes à motifs, des visages ciselés par les vents secs. Graciela se meut au milieu des tribus en marge. Avec pudeur, malgré les portraits, elle immortalise les regards et les postures. Une jeune femme de face, les cheveux épais y brille de toute sa force, sa dignité.
Un lointain cousin d’un Snoop Dogg, tient entre ses doigts une bouteille de lait, l’oeil caché de grosses lunettes ; les travestis d’Inde deviennent des poupées aux frasques sales, mais où coule un mélange de mélancolie et d’une tendresse toute primitive.

Il y a aussi la photo émouvante de celle qui va se marier et de la vieille femme assise sur une chaise juste à côté. Ces deux femmes, deux faces d’une même pièce, séparées par l’architecture de la pièce : un encadrement de porte et le bout d’un mur. La robe blanche, la chaise les séparent aussi. Deux générations où s’entremêlent passé et futur et, dans les yeux, un souci de nostalgie ou de mélancolie.

Et de mélancolie, il y en a dans le travail de Graciela. Elle, qui perdit un enfant, a fouillé la mort, est descendue dans les tréfonds des Enfers, à la recherche d’Eurydice dans les cadavres d’enfants, dans les costumes folkloriques, dans le sacrifice des chèvres.


Les photos de Graciela Iturbide sont ainsi l’étonnante alchimie des quartiers abandonnés et des corps puissants. Un Folk-corps où dansent les rejetés, les marginaux, les ascètes du désert.

De Graciela Iturbide à Sandy Kalaydjian, les maisons et les âmes brûlent en continue dans la répétition des photos et le mouvement des gifs. Et c’est beau.

[Exposition Fondation Cartier : Gacriela Iturbide, Heliotropo 37  (12/02/2022-29/05/02022)]

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jeudi 3 mars 2022

Si Disneyland pouvait tomber... (esthétique/socio)

Quel regard cynique n’a-t-il pas remarqué la lente chute du monde vers un Disneyland total ? Les villes plus vieilles comme Rome, Paris, Venise deviennent un théâtre ridicule du paraître plus que de l’être. Les figures poudrées sur les tableaux du château de Versailles se désespèrent devant l’attroupement des touristes armés de leurs téléphones et de casquettes.
Là encore, les regards peints écaillent  de leurs soupirs l’huile qui les coucha sur toile.
Rome devient le bastion des pique-niques au milieu des ruines. Et que dire de Venise ? Grand-Guignol par excellence où, il n’y a d’habitants que ceux qui travaillent au divertissement des étrangers.

Venise encore, ville immergée où la mafia à la main mise, où tout est maquillage. Que reste-t-il de cet endroit mort-né ? Tout y est faux, tout y est signe de purgatoire. On vient, on voit, on part ; il n’y a que des photos et la balade sur les canaux où se croisent mille personnes au bob vissé sur le crâne. Jamais Casanova n’aurait pu s’échapper en toute discrétion de sa prison. Il se serait fait prendre en photo, pour finir noyé sous les péniches qui courent.

L’essai des éditions Exils, au titre long comme le bras, porte l’amertume de celui qui sent le fumé pestilentiel de la distraction. Venise petite ville factice n’est que la sublimation des turpitudes de notre société. En signant les RTT, en balayant le travail en voulant toujours plus de temps libre, sans conscience, alors ruine de l’âme s’y fait.
L’oeil dévore les paysages fantaisistes, les touristes s’immergent dans la musique des Disneylands. Le rêve du plastique, du made in china ; les rêves du faux, génération des désirs à petit budget (et budget il y a, car tout est achetable maintenant).

Et la beauté de l’essai où la comparaison se joue jusque dans les espaces d’expositions. Alors est remis en question un lieu comme l’Atelier des Lumières, où sur d’immenses murs sont projetés les Van Gogh, les Monet. Tout se doit d’être immersif, ultra-visuel, ultra-technique. Bientôt le casque VR aura valeur d’art dans sa finitude. L’original disparaîtra dans sa tourbe. Et nous penserons à Walter Benjamin, main sur le coeur, lorsque dans son essai l’oeuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité, il questionnait déjà l’aura des oeuvres, leur essoufflement…

[Authentique rapport de la nécessaire disparition de Venise de Casanuova, édition Exils (2021)]

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mercredi 2 mars 2022

Adadza au voile de poussière (film)

D’abord un plan noir et un prénom… « Ada » répété en boucle. Puis « Adadza »
C’est une fille qui sourit, timide. Elle minaude un peu, la bouche cachée dans le col d’un vieux sweat à fermeture qui a vu passer les années. Ce sweat c’est aussi une affiche. Bizarre avec ses impacts de balles, avec Ada sous filtre bleuté, les yeux grands ouverts. C’est une fable peut-être, en tout cas, pas la réalité.

Adadza avec ses rides aux coins des lèvres, ses gestes de petite fille. Difficile de comprendre si c’est une femme ou une adolescente, une enfant aussi ?
Sur les chemins d’une Russie en ruine, d’un village aux airs de ghetto, elle se balade dans ses habits rapiécés, accompagnée d’un frère, deux frères, d’un père. Les relations se tissent au fil de la poussière. Dakko (le jeune frère) qui se roule dedans, avec sa veste en cuir ; gestes délicats d’une soeur pour le défaire de sa crasse.

Le ballet des voitures qui tournent et tournent dans la poussière. Ada, dedans, qui rit. La vie tourne dans le rythme des saletés qui se collent à sa ville, à elle.
Ada ne peut partir de là où elle est. Il serait terrible d’expliquer pourquoi. Elle ne peut fuir sa famille, qui l’encercle pour la protéger, tout en la détruisant.

Et dans l’habit religieux fait de son sweat à col haut, tandis qu’elle tient son sac comme la plus précieuse des reliques, Ada c’est la martyre silencieuse, la pénitente d’un monde dont elle ne peut rien.

Dans les représentations mythiques, dans la violence déclamée des tragédies anciennes, catharsis des peuples, les poings desserrés est le récit d’une mythologie actuelle où, les mots tus, le souffle retenu d’Adadza ou le silence d’un père au regard sombre, sont autant de reflets de l’inquiétant chemin que notre géopolitique prend.

Alors, peut-être que voir ce film par ce prisme est une extrapolation de mauvais ton. Mais chaque époque reprend à gorge chaude les mythologies d’avant. Et, qui sait. Si Adadza est une vierge ukrainienne dans nos yeux, peut-être que dans plusieurs années, elle sera autre…Jésus ou Bouddha. Nous ne savons.

[Les poings desserrés de Kira Kovalenko, sorti le 23/02/2022]

Tck.