Dans le soleil du dimanche, les chamans font danser leurs yeux devant les ordinateurs. Du moins est-ce sans doute le cas de l’artiste Sandy Kalaydjian, laquelle, fomente dans les empiècements d’images, de matériaux et de livres, de nouvelles manières d’observer le monde, de le deviner.
Les yeux innocents saisissent difficilement le message de ses pièces, tandis que les habitués ne cherchent déjà plus. L’âme vagabonde est nécessaire pour chopper le récit qui filtre entre les gifs de maisons qui brûlent et le noir dans lequel elle plonge l’espace de ses productions.
Et dans les jours calmes, un pas puis l’autre vers la fondation Cartier, c’est une autre sorte de chaman que l’on rencontre. Petite femme au chapeau vissé profondément sur sa caboche, Graciela Iturbide capture le folklore du monde avec son appareil photo.
Les pays, les continents passent sous son oeil. États-Unis, Mexique et Inde… Elle ricoche sans jamais s’arrêter, unis les espaces dans les teintes de noir, de gris et de blanc. Il faut bien lire les légendes, pour se rendre compte que d’une photo à l’autre, le saut est fait.
Dans une citation, Graciela affirme que l’artiste est en quête de soi dans son travail. Quelles vérités cherche-t-elle dans l’accumulation des gravats et des visages marqués ?
Graciela donne le la aux abandons urbains. Elle joue avec les lignes. Dans ses photos d’abord vides d’hommes, les câbles fleurissent sous des épingles à linge. On devine la jouissance de la photographe, lorsqu’elle trouve le spot d’une photo où le grillage strie le ciel, comme une fenêtre de prison. Parfois, l’impression qu’elle brise les espoirs d’un monde libre, en le capturant sous les lignes dures et droites des villes.
Et puis, des photos de cactus et de ruine. Des gravats comme des natures mortes. C’est d’une simplicité d’enfant et ça en dit tellement… Des cadres dans des cadres. Elle met en avant la matérialité des murs défoncés et devant lesquels sa propre ombre ou la silhouette floue d’un promeneur en mouvement. À se demander si sa vision n’est pas peuplée de fantômes…
Commence ainsi l’étrange musique des peuples austères, présents disparus ; des robes à motifs, des visages ciselés par les vents secs. Graciela se meut au milieu des tribus en marge. Avec pudeur, malgré les portraits, elle immortalise les regards et les postures. Une jeune femme de face, les cheveux épais y brille de toute sa force, sa dignité.
Un lointain cousin d’un Snoop Dogg, tient entre ses doigts une bouteille de lait, l’oeil caché de grosses lunettes ; les travestis d’Inde deviennent des poupées aux frasques sales, mais où coule un mélange de mélancolie et d’une tendresse toute primitive.
Il y a aussi la photo émouvante de celle qui va se marier et de la vieille femme assise sur une chaise juste à côté. Ces deux femmes, deux faces d’une même pièce, séparées par l’architecture de la pièce : un encadrement de porte et le bout d’un mur. La robe blanche, la chaise les séparent aussi. Deux générations où s’entremêlent passé et futur et, dans les yeux, un souci de nostalgie ou de mélancolie.
Et de mélancolie, il y en a dans le travail de Graciela. Elle, qui perdit un enfant, a fouillé la mort, est descendue dans les tréfonds des Enfers, à la recherche d’Eurydice dans les cadavres d’enfants, dans les costumes folkloriques, dans le sacrifice des chèvres.
Les photos de Graciela Iturbide sont ainsi l’étonnante alchimie des quartiers abandonnés et des corps puissants. Un Folk-corps où dansent les rejetés, les marginaux, les ascètes du désert.
De Graciela Iturbide à Sandy Kalaydjian, les maisons et les âmes brûlent en continue dans la répétition des photos et le mouvement des gifs. Et c’est beau.
[Exposition Fondation Cartier : Gacriela Iturbide, Heliotropo 37 (12/02/2022-29/05/02022)]
Tck.