mercredi 19 octobre 2022

L'atlas d'images, de mots et de souvenirs "Pinterest" de Mona Chollet (essai/art)

Marie Kondo star des internets apprend à chacun à ordonner son intérieur et sa conscience, se défaire de l’aspect trop sentimental porté aux objets, aux habits ; les jeter à grosses larmes tout en se disant que c’est pour le mieux.
À côté, des émissions télévisuelles sur le ménage rappellent que le syndrome de Diogène fait ripaille des âmes et coule dans les maisons et appartements où les journaux, les bibelots et autres « au cas où ça servirait" s'entassent sans logique apparente hormis la crainte du manque. 

L’accumulation n’est pas nouvelle. Elle touche les riches et les pauvres. C’est le jeu de la collection, parfois maladive, parfois esthétique, tout le temps nécessaire. Elle rassure sans doute, dit tout d’un être, le compose. Comme si les objets disaient plus sur quelqu’un que le « quelqu’un » lui-même. Exister à travers ses images, à travers la carte postale ou la matriochka pleine de poussière qui est posée sur le buffet de l’entrée.

Ce n’est pas tant à cet aspect de la collection que s’attaque Mona Chollet dans son dernier ouvrage qu’à l’accumulation numérique plutôt. Pinterest, Instagram, Tumblr et les autres réseaux sociaux sont devenus les valises sans fond des collectionneurs goulus. D’un geste maniaque, il y a les tableaux thématiques créés ici et là : chats, soleil, nuages, vêtements, etc. Ils forment sur la toile des tableaux structurés et rassurants pour qui les font... 

Dans un entre-deux entre éléments biographiques et analyses, Mona Chollet parle de cette compulsion iconographique qui, si on prend un léger recul dessus dresse le portrait psychologique d’un individu.
Avec tendresse et élégance, elle se perd dans la contemplation de fenêtres accumulées sur Pinterest. Elle convoque d’autres collectionneurs, pour se ramener à une famille tangible. C’est drôle comme les noms invoqués (Walter Benjamin, John Berger), de « gros noms » finalement, semblent porter en eux toute la crédibilité de l’accumulateur. Un peu comme si c’était une honte. Un monde à soi que pour soi, qu’il faudrait éviter de divulguer.

Je me demande alors, si Mona Chollet en livrant là sa passion des chatons et des vêtements aux lignes minimales, ne se défausse pas, derrière d’autres, d’un hobby qui devrait en rester un, du moins ne pas s’afficher sur le mur des autres. Ou bien son livre n’est-il pas lui-même un rouage de l’agrégat d’images et de symboles qui ricochent depuis le regard de Susan Sontag à celui d’une très vieille scène indienne où une jeune femme court chez son amant sous la pluie. Que disent les allers et retours entre le portrait de la sorcière et militante écoféministe Starhawk et l’image presque banale d’un salon ultra design ?

C’est peut-être du monde, de nous dont ces icônes parlent. De notre nouveau rapport à l’image que l’on entretient. Rapport déjà théorisé par Walter Benjamin dans son célèbre texte l’oeuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité où il prophétisait la perte de l’aura de l’original et le gain de l’image facile, le passage du spectateur au regardeur, du « je » au « jeu » finalement…

Et puis, Sei Shonagon me saute aux yeux.
Et puis, une peinture médiévale accroche encore plus.
Et puis…

Souvenir aussi d’Aby Warburg que Mona Chollet - à mon grand étonnement, n’évoque jamais !! Lui, le plus esthète des accumulateurs. Le plus théoricien, qui traqua dans le flot des icônes, une histoire de l’art par l’image et de l’être. Lui et le fameux atlas Mnémosyne à jamais inachevé, mais qui fut en parti publié par les éditions de l’Ecarquillé…
Et cela dit, Mona Chollet parle de John Berger. Or lui-même est publié aux éditions l’Ecarquillé. Alors quoi ? Quels ricochets demeurent ? Quelles accumulations, liens, arborescences se font et se feront… ?

D’images et d’eau fraîche réussit dans sa manière qu'il a de pointer une source (pour filer la métaphore) et de laisser le regard de chacun s’y poser, tracer sa route, y déceler les cailloux et poissons, y accumuler sa propre expérience, ses propres morceaux d’images, de citations à retenir ou à oublier. D’ailleurs, c’est drôle, mais de citations, je n’en ai souligné aucune, tant absorbée par ma lecture... 

[D'images et d'eau fraîche de Mona Chollet, éditions Flammarion, 19/10/2022
L'oeuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité de Walter Benjamin, éditions Allia ??/01/2003
L'Atlas Mnémosyne d'Aby Warburg, éditions l'Ecarquillé 2012]

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samedi 15 octobre 2022

Byung Chul Han - saisir le temps et le mordre (philo)

Le chemin d’une vie n’a rien de droit. Il n’est même pas un chemin, peut-être un brouillard dans lequel on se dirige à tâtons. En tout cas c’est cette impression que donne le philosophe Byung-Chul Han. Né en 1959 en Corée du Sud, cet étudiant en métallurgie dans une ancienne vie s’est ensuite envolé pour l’Allemagne afin d’y étudier la philosophie. Là, il y développa une thèse sur Heidegger, un penseur qui infuse depuis chaque facette de ses propres réflexions.

Le travail de Byung-Chul Han a ça d’intéressant qu’il prend racine au coeur du présent, par des situations concrètes, notamment l’épidémie du Covid ou notre relation au Smartphone (pour ses textes les plus récents) et les faits lentement glisser vers un état des lieux plus global, une métaphysique identitaire, dirons-nous. On retrouve déjà cette « philosophie à hauteur d’homme » dans le travail de Clément Rosset et de ses questions autour du Réel, qui s’appuyait sur l’histoire d’un Consul dans son texte Le réel, traité de l’idiotie.

Tandis que ses maîtres à penser, dont Heidegger s’écartait du temps concret pour proposer un tunnel métaphysique sur le dasein (l’être étant), Byung-Chul Han lui, fait parti de cette nouvelle vague de philosophes qui copinent avec la sociologie. Nous ne sommes plus, avec ces penseurs issus de la seconde moitié du XXe siècle, dans le statut d’un philosophe écarté de la masse comme l’idéal Antique, au contraire. Nous avons là un acteur, à la fois dans sa vie (il est professeur de philosophie dans une école d’art à Berlin) mais avant toute chose dans sa manière de développer ses concepts. Il s’appuie régulièrement sur ses propres expériences de vie (à la manière d’un Wittgenstein et son obsession pour le penchant impérieux de la philosophie) et explique par la suite sa pensée.
Pédagogue, sans nul doute, il est également un fin analyste des situations sociales de notre époque et de ce qu’elles disent de nous en tant qu’être humain.

Dans son texte tout juste paru : La société palliative, Byung-Chul Han invoque l’algophobie soit la peur de la douleur et l’inscrit dans le contexte post-Covid, pour en tirer une réflexion mordante sur la capacité de nos gouvernements à endormir notre rage d’être. Les restrictions imposées ont éloigné les hommes les uns des autres, lancé l’individu dans une sorte d’état de survie. Et la survie cherche le confort à tout prix, du moins évite la souffrance.
Voilà où nous en serions : des êtres aux battements de coeur monocordes qui courent après un luxe matériel où les émotions ne doivent pas être excessives.
La couverture du livre illustre parfaitement la thèse dégagée ici : un cardiogramme qui fluctue, en piques. On ne sait plus comment se gérer entre besoin d’apaisement et colère face à la situation du monde actuel.

Mais Byung-Chul Han va plus loin et pose sur la table une réflexion pertinente : la peur de la douleur nous dirige vers une injonction au bonheur. Le phénomène du bodypositive, la montée sur les réseaux d’influenceurs lifestyle toujours prompts à partager des valeurs positives, à nous pousser à faire du sport, à manger healthy (sain), à nous accepter comme nous sommes… Sommes-nous réellement libres d’être heureux, d’être bien dans notre corps ou n’y aurait-il pas plutôt une interdiction à la déprime, aux complexes et à l’amertume ?

« Motivation de soi et optimisation de soi rendent le dispositif du bonheur néolibéral très efficient, car la domination se déroule sans aucune dépense notable. Le soumis n’est même pas conscient de sa soumission. Il s’imagine en liberté. Il s’exploite volontairement sans aucune contrainte étrangère, persuadé qu’il est de se réaliser ainsi. » (p.17)

La société néolibérale est un tunnel à l’auto-exploitation souriante.
C’est une mélodie entêtante déjà croisée dans les livres dystopiques. À croire que de dystopie, nous y sommes déjà !

[La société Palliative de Byung-Chul Han, éditions PUF, 12/10/2022
Le réel, traité de l'idiotie de Clément Rosset, éditions de Minuit 2004
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vendredi 14 octobre 2022

Ma production plastique : Si le cocon cache le Minotaure

 


SI LE COCON CACHE LE MINOTAURE
2021 - Série de 26 dessins, 23x30cm, crayons de couleur sur papier.

Les textes ci-écrits viennent directement du verso des feuilles



A


Le Minotaure dans son labyrinthe n’est pas l’envahisseur. Il est là en roi sur son domaine et c’est « l’autre », en venant qui détruira l’harmonie.

Des cocons... C’est une manière de naître, avec lenteur, isolé du bruit des autres, au-dessus des montagnes. Chacun retient son souffle, tandis que seuls les cocons respirent. D’affreuses choses peuvent en sortir.
Tout sera lourd. La naissance n’a rien de beau. C’est beaucoup trop organique et sanguinolent. La naissance est bouillonnante. Seul le cocon lui, est beau. Il est asséché, craquant et chaud. Seul le cocon vaut quelque chose.

Je ramasserai ces morceaux qui tombent sur le sol. Je reconstituerai ces cocons vides, troués et dans leurs creux, en apprécierai les vides.









B


Harassé oui, par le temps. Il tournait en rond, incapable de trouver la moindre solution à son malheur. Parce qu’il est Minotaure, il est voué à perdre face à l’amoureux d’Ariane.

... C’était à Emmaüs, là où il y a les carnets de brouillon et quelques pauvres stylos qui ne marchent plus. Au regard ce sont accrochées des feuilles de répertoires.

Comment résister à l’appel des lettres sur fond rouge ?

En dessinant dessus, il y a ce sentiment de faire vivre le papier, de lui donner sa réelle valeur, un peu comme si on taillait un diamant brut.

C


Avoir des idées. Question de l’idée et non la question du concept.

Minotaure, dehors !

Tout ça part d’une nécessité. Le dessin, la réflexion menée sur l’art, tout ça n’est pas choisi. C’est quelque chose qui surgit à soi et en soi au jour le jour, ce qui peut générer une fatigue incroyable. Jamais la pensée de l’art ne quitte la tête et le corps. C’est lourd, vampirisant. Où se situe le repos lorsque même en voyage, même à la terrasse d’un café, les questions ne cessent d’être ressassées ?
Des envies d’art.
Et chaque pas dans la rue est un souffle pour la production. Et chaque conversation aussi. Le mouvement de la vie est voué à l’art. C’est à la fois suffoquant et passionnant.
Les creux dans la terre prennent leur sens à partir du moment où on leur insuffle des descriptions sous-jacentes.

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vendredi 7 octobre 2022

Sam Szafran et l'art difficile (artiste)

Il y a un jeune indélicat au visage creusé, les joues grelottantes de boutons d’adolescent et ce regard grand, si grand… Aussi grand que son chapeau rapiécé (la photo est visible dans l'exposition à l'Orangerie).
Sam Szafran prononcé « safran », le turbulent… Enfant né en 1934, d’immigrés polonais, juifs aussi. Caché pour échapper aux rafles, il n’a pas eu l’éducation qui aide à entrer dans les rangs. Difficile, indomptable, incapable aussi de travailler avec d’autres. Capable par contre de danser de piaule en piaule prêtées par les copains.
Garçon de peu de moyens, avec la rage d’exprimer le difficile. Il dessine, il a la témérité du gueux qui souhaite s’en sortir. N’a pas l’orthographe nécessaire pour entrer dans une institution scolaire comme celle des Beaux-Arts.

On a envie de raconter la vie de Szafran. Elle est faite d’embûches, elle a ce charme du pauvre qui a brisé le plafond de verre et s’est élevé dans les hauts rangs de l’art.
Cet art justement, puissant, mais pas foisonnant, parce qu’il est un artiste de la lenteur à la virtuosité technique. Le musée de l’Orangerie, dans l’exposition qu’elle propose du 28 septembre 2022 au 16 janvier 2023, joue de peu de salles, mais d’assez de dessins et d’oeuvres, pour nous émouvoir jusqu’à l’os quand il s’agit d’apprécier la guerre d’un homme face aux grands formats.

Cette guerre d’identité existe dans le fond de ses dessins. Ce besoin d’user de sujets difficiles, comme l’escalier qui devint une obsession où la torsion des rambardes et des marches exprime le talent de Szafran. Peut-être que cette confrontation à la difficulté le renvoie à sa difficulté d’être, comme dirait Cocteau. Se prouver et prouver sa force à appartenir au monde tout en restant en marge. Parce que Szafran s’enorgueillit de ne pas entrer dans le cadre. Travaillé de commun dans une imprimerie, il n’en aura la capacité que durant 3 années, desquelles il titrera de merveilleux dessins au pastel sec. Virtuose du bâton, de la poudre volatile qui l’obligera à accrocher ses dessins sur de grands chevalets penchés en avant, pour que la poudre tombe au sol plutôt que sur le dessin déjà en cours.

Un motif se répète dans son travail : celui des lieux personnels, de l’atelier, de la chambre, de son travail. Il creuse l’intime, le sien, en détails foisonnant. Jouisseur de la représentation de ses pastels, Szafran fera sourire les artistes, lorsque se déploient les presque 2 000 nuances de bâtonnets. Peut-être que la sensibilité de son travail se cache là : dans ce double mouvement de l’artiste qui s’amuse et de l’artiste qui se brise dans l’avancement lent, si lent, du pastel… Il faut imaginer que ses dessins font au moins 150 cm de haut, 100 cm de large. Le geste de la main précis dans le tracé, pour écraser le pigment. Le regard aiguisé dans la représentation architecturale.

Et, toujours dans sa perpétuelle envie de se renouveler, de se défier de sa propre main et de sa maîtrise, Szafran fera entrer l’aquarelle, causant le paradoxe magnifique d’une technique sèche et d’une technique humide. Combat dans le dessin qui nous apparaît pourtant dans un fondu délicat et sensible.

Mais enfin, comment parler de Szafran sans évoquer Giacometti ? Ce dernier qu’il rencontre dans le courant des années 60 serait son maître officieux. On ne s’étonne pas. Car quand l’un cherche la vérité dans un nez, l’autre semble la travailler au coeur et au corps du pastel… Et c’est beau.

[Exposition musée de l'Orangerie : Sam Szafran  (28/09/2022 - 16/01/2023)]
Photos issues d'internet...

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