Le chemin d’une vie n’a rien de droit. Il n’est même pas un chemin, peut-être un brouillard dans lequel on se dirige à tâtons. En tout cas c’est cette impression que donne le philosophe Byung-Chul Han. Né en 1959 en Corée du Sud, cet étudiant en métallurgie dans une ancienne vie s’est ensuite envolé pour l’Allemagne afin d’y étudier la philosophie. Là, il y développa une thèse sur Heidegger, un penseur qui infuse depuis chaque facette de ses propres réflexions.
Le travail de Byung-Chul Han a ça d’intéressant qu’il prend racine au coeur du présent, par des situations concrètes, notamment l’épidémie du Covid ou notre relation au Smartphone (pour ses textes les plus récents) et les faits lentement glisser vers un état des lieux plus global, une métaphysique identitaire, dirons-nous. On retrouve déjà cette « philosophie à hauteur d’homme » dans le travail de Clément Rosset et de ses questions autour du Réel, qui s’appuyait sur l’histoire d’un Consul dans son texte Le réel, traité de l’idiotie.
Tandis que ses maîtres à penser, dont Heidegger s’écartait du temps concret pour proposer un tunnel métaphysique sur le dasein (l’être étant), Byung-Chul Han lui, fait parti de cette nouvelle vague de philosophes qui copinent avec la sociologie. Nous ne sommes plus, avec ces penseurs issus de la seconde moitié du XXe siècle, dans le statut d’un philosophe écarté de la masse comme l’idéal Antique, au contraire. Nous avons là un acteur, à la fois dans sa vie (il est professeur de philosophie dans une école d’art à Berlin) mais avant toute chose dans sa manière de développer ses concepts. Il s’appuie régulièrement sur ses propres expériences de vie (à la manière d’un Wittgenstein et son obsession pour le penchant impérieux de la philosophie) et explique par la suite sa pensée.
Pédagogue, sans nul doute, il est également un fin analyste des situations sociales de notre époque et de ce qu’elles disent de nous en tant qu’être humain.
Dans son texte tout juste paru : La société palliative, Byung-Chul Han invoque l’algophobie soit la peur de la douleur et l’inscrit dans le contexte post-Covid, pour en tirer une réflexion mordante sur la capacité de nos gouvernements à endormir notre rage d’être. Les restrictions imposées ont éloigné les hommes les uns des autres, lancé l’individu dans une sorte d’état de survie. Et la survie cherche le confort à tout prix, du moins évite la souffrance.
Voilà où nous en serions : des êtres aux battements de coeur monocordes qui courent après un luxe matériel où les émotions ne doivent pas être excessives.
La couverture du livre illustre parfaitement la thèse dégagée ici : un cardiogramme qui fluctue, en piques. On ne sait plus comment se gérer entre besoin d’apaisement et colère face à la situation du monde actuel.
Mais Byung-Chul Han va plus loin et pose sur la table une réflexion pertinente : la peur de la douleur nous dirige vers une injonction au bonheur. Le phénomène du bodypositive, la montée sur les réseaux d’influenceurs lifestyle toujours prompts à partager des valeurs positives, à nous pousser à faire du sport, à manger healthy (sain), à nous accepter comme nous sommes… Sommes-nous réellement libres d’être heureux, d’être bien dans notre corps ou n’y aurait-il pas plutôt une interdiction à la déprime, aux complexes et à l’amertume ?
« Motivation de soi et optimisation de soi rendent le dispositif du bonheur néolibéral très efficient, car la domination se déroule sans aucune dépense notable. Le soumis n’est même pas conscient de sa soumission. Il s’imagine en liberté. Il s’exploite volontairement sans aucune contrainte étrangère, persuadé qu’il est de se réaliser ainsi. » (p.17)
La société néolibérale est un tunnel à l’auto-exploitation souriante.
C’est une mélodie entêtante déjà croisée dans les livres dystopiques. À croire que de dystopie, nous y sommes déjà !
[La société Palliative de Byung-Chul Han, éditions PUF, 12/10/2022
Le réel, traité de l'idiotie de Clément Rosset, éditions de Minuit 2004]
Tck.