samedi 27 juillet 2024

"Les pauvres Blancs de la culture" (film/actu/société)

Les médias de masse ont achevé le XXI siècle par leur manière de vilipender à tort et à travers. La faute à quoi, à qui ? Peut-être aux milliardaires qui les possèdent et filtrent les mots, les maux et la parole.
Et, même si internet devient le relais pour une pensée plus libre, force est de constater qu'il faut être à l'aise avec le numérique et ouvert à l'exercice d'une remise en question de ce qui est vu et entendu, ce qui demande du temps et une curiosité que tout le monde n'a pas.

Dès 2004, Patrick Le Lay nous abandonne une phrase qui essentialise les propos de la télévision : "Ce que nous vendons à Coca-Cola, c'est du temps de cerveau humain disponible". Annoncé par Bourdieu ou par Serge Halimi dans Les nouveaux chiens de garde, nous sommes là ou las en 2024 en voyant la décomplexion des ultra-riches qui détiennent les médias, nous dire et je cite "je ne vais pas diffuser des choses avec lesquelles je ne suis pas d'accord" brisant par là même le pluralisme journalistique, d'autant que ces personnages sont rarement d’un autre côté que de la droite.

De conception de liberté, on interrogera. C'est que nous sommes globalement mus par notre entourage et la captation directe des écrans. L'évolution heureusement demeure possible, grâce à une émancipation souvent adolescente ou sur le tard, rattrapé par la vie, à son état le plus brutal ; les gilets jaunes n'y faisant pas exception, bien sûr.

Et puis l'histoire des médias et leur servitude on finit par la croiser dans une production improbable où un Schwarzenegger jeune aux muscles saillants joue le héros (Ben Richards) manichéen d'une traque télévisuelle.
Running Man pour le nommer, repose sur l'idée d'un protagoniste qui refuse d'exécuter les ordres de ses supérieurs. Envoyé dans un goulag post-apocalyptique, notre héros parvient à s'enfuir en libérant tous ses comparses avant d'être rattrapé et forcé de participer à une émission à succès où un malfrat est jeté dans une succession de jeux mortels, face à des sortes de gladiateurs choisis par le public même. S'il parvient à leur échapper et à survivre, l'émission lui promet le pardon de ses actes et une vie de rêve. Autrement, c'est la mort.
Cependant, Ben Richards n'est pas coupable de ce qu'on l'accuse. Il se trouve que les images télévisuelles ont été manipulées pour le faire passer pour un monstre.

Ce film, s'il reste un nanars en puissance à cause de ses personnages stéréotypés, des costumes (pourquoi ce justaucorps jaune ??), parvient tout de même à soulever du haut de sa naïveté, une sorte d'évidence : on fait dire ce qu'on veut aux images. Un montage bien maîtrisé peut offrir plusieurs versions d'une même histoire. La force de ces images est décuplée par l'intermédiaire d'un présentateur charismatique. Dans le film il sera Damon Killian, incarné à l'écran par Richard Dawnson lui-même présentateur de jeux dans la vraie vie !
Revenons à la question de l'image et de l'écran. Son caractère autistique a déjà été éprouvé par de nombreux philosophes et sociologues. L'écran happe, annihile toute objectivité. Encore récent (la télévision aura 100 ans en 2027), cet outil recèle une forme de magie au regard. On oublie les effets de coupe, on oublie les raccords entre les plans ou le cadrage. Tout est fait pour donner un sentiment de "vraie vie". Il suffit d'une caméra embarquée à l'épaule, d'un léger vacillement du plan et tout de suite, l'effet du réel est là. On ne pense pas à ce qui se passe en hors champ, comme on oublie que les paroles du journaliste sont formatées d'une quelconque manière. L'écran hypnose, il défait la parole.

Notre Running Man qui tente d'ouvrir les yeux des citoyens sur l'illusion des images n'est pas écouté. Il n'a que sa parole contre celle des lobbies. Aucun moyen pour montrer sa version des faits ; une bataille d'images contre images, de montage contre montage. Malgré tout son love interest récupère les rushs qui l'accablent et trouve un moyen de les diffuser. Tout le monde est coi. Personne ne pense à remettre en question ces nouvelles images. La masse citoyenne se retourne contre le présentateur et appelle à sa mort. On coupe les têtes de l'hydre et elles repoussent. On efface celui qui gêne sans jamais interroger les nœuds qui ont amené à une telle dérive.

De même, notre Vème république est rongée par le spectacle débilisant des chroniqueurs et politiciens qui vont et viennent à la télévision. Une fois ils sont adorés, puis le lendemain détestés. Ce sera à qui présente le mieux, à qui sait le mieux caresser dans le sens du poil les journaleux et leurs patrons. Le jeu politique n'est plus une recherche de justice, d'idéal commun, mais la recherche du bonheur purement individuel, d'une place à gagner, d'un pot-de-vin à recevoir. Dans son essai La vérité est une question politique, la philosophe italienne Gloria Origgi revenait justement sur le glissement de la politique vers une vérité dite d'opinion. A présent que les informations se transmettent à une vitesse inouïe, les dérapages et paroles malheureuses se multiplient. La covid a notamment montré la démultiplication des avis et la montée et la chute des grands bavards des émissions de télévision (cf. Dr Raoult, Olivier Veran). Crève-cœur des partisans d'une certaine forme de lenteur et de sagesse dans la prise de décision, la Covid et globalement notre politique contemporaine a davantage l'allure d'un show américain que d'une recherche sérieuse d'avenir. La sophistique revient à la mode. Il suffit de voir le renouveau du grand oral au lycée. Défendre son opinion mordicus quand bien même on la sait fausse. Le commun disparaît encore une fois au profit d'une gloire solitaire.
* * *
Vivons-nous un temps de spectacles et de divertissements infini ? La peur du sujet sérieux et de l'ennui est prégnante. Tout doit aller vite, doit être concis. Paradoxalement les corps et les têtes s'écroulent sur cette route, incapable de suivre ce rythme. Certains glissent dans les paradis artificiels que sont Netflix ou Tiktok pour ne citer qu'eux, quand l'autre pendant cultive une certaine forme de mélancolie... Clément Rosset disait que le réel, dans sa froideur et son intelligibilité, rendait fou. Incapable de faire face à l'horreur, on ferme les yeux ou alors on devient artiste... C'est-à-dire que l'on cherche absolument à traduire le réel en quelque chose de compréhensible.

Running Man ne va pas jusque là. Les protagonistes ne sortent jamais vraiment de leur torpeur. Tout se joue dans l'action, sans jamais que le langage des dirigeants ne soit remis en question. Encore une fois, on ne conscientise pas la puissance du moment présent. Cela vaut aussi pour ce qui se passe en ce moment dans notre monde (2024). A présent, les livres abordent la Covid, les désastres écologiques. "Vous auriez dû nous écouter", "c'est trop tard". Il n'y a que l'écrivain, loin du feu de l'action qui peut se prévaloir de faire un état des lieux du monde. Aussi, ai-je du mal à croire les donneurs d'opinions qui passent leur vie à la télévision, à écrire mille livres à la ronde (cf. Onfray, Enthoven, BHL, Finkielkraut etc.). Leurs paroles se contredisent minute après minute et globalement ils sont à la recherche d'une petite victoire personnelle, tournant et retournant leur veste à ne plus savoir quel est l'envers de l'endroit. On adorera repenser à Bourdieu, qui disait à propos de Finkelkreaut en 2002 :

"Le problème que je pose en permanence est celui de savoir comment faire entrer dans le débat public cette communauté de savants qui a des choses à dire sur la question arabe, sur les banlieues, le foulard islamique... Car qui parle (dans les médias) ? Ce sont des sous-philosophes qui ont pour toute compétence de vagues lectures de vagues textes, des gens comme Alain Finkielkraut. J'appelle ça les pauvres Blancs de la culture. Ce sont des demi-savants pas très cultivés qui se font les défenseurs d'une culture qu'ils n'ont pas, pour marquer la différence d'avec ceux qui l'ont encore moins qu'eux. […] Actuellement, un des grands obstacles à la connaissance du monde social, ce sont eux. Ils participent à la construction de fantasmes sociaux qui font écran entre une société et sa propre vérité."

De cette bourgeoisie totalement déconnectée de notre réalité, de ces médias qui tricotent une histoire à leur avantage comme les grands gagnants de la guerre...
Si dans Running Man le héros parvient à remettre la vérité au centre de l'histoire, ça ne sera que par la violence. De même c'est à se demander si les intellectuels de gauche d'à présent ne devront pas eux-mêmes abandonner les livres et les stylos, pour se saisir du pavé et attaquer de façon plus frontale cette société de contrôle...

[Running Man 1987 de Paul Michael Glaser
Les nouveaux chiens de garde, de Serge Halimi éditions Liber-Raisons d'agir, 1997
Le réel. Traité de l'idiotie, de Clément Rosset éditions de Minuit, 1978
La vérité est une question politique, de Gloria Origgi éditions Albin Michel, 01/04/2024]

Tck.