Un fossoyeur dépressif, un acolyte aux airs de benêt qui ne s’exprime que par un gna quasi christique… Dellamorte Dellamore est un film italien de 1994 sorti de dessous les fagots, sorte de fable ubuesque où les morts se réveillent sept jours après leur décès et sont abattus par un fossoyeur plutôt efficace !
Au-delà de questionner notre conception de la mort à travers le prisme du zombie ou d’explorer le genre avec une perspective sociétale, Michel Soavi propose ici un aspect plus philosophique et étrange, qui n’est pas sans rappeler le courant de pensée de l’absurde, avec des références à des figures comme Beckett.
Dans ce film, le protagoniste, Francesco, est un jeune homme cynique bien que pragmatique. Il vit dans le cimetière, partageant son quotidien avec Gnaghi, son colocataire. Leur relation repose sur un équilibre subtil : les monologues intérieurs de Francesco et le silence de Gnaghi. L’arrivée d’une jeune veuve vient bouleverser la routine quelque peu protocolaire de nos deux personnages.
Cette femme, sans véritable identité propre, incarne tous les fantasmes de la belle dame à la plastique parfaite. Elle tombe sous le charme de Francesco, dont les talents de séduction sont, en partie, soutenus par un bel ossuaire. Cependant, alors qu’ils consomment leur passion sur la tombe du mari défunt, elle meurt littéralement de peur en voyant son ex-conjoint se réveiller. Réapparue sous forme de zombie, elle sera finalement abattue par Gnaghi, Francesco étant incapable de porter la main sur celle qu’il a aimée.
Si le film paraît simpliste au début, c’est pour mieux nous prendre de court avec l’apparition de la secrétaire du nouveau maire. Francesco, tout comme le spectateur, est stupéfait de découvrir qu’elle est identique à la veuve ! Ce point déclenche un cycle infernal où Francesco retrouve la femme aimée, la perd, puis rencontre une autre femme, toujours cette même figure, pour finalement la perdre encore. Il est à noter qu’elle n’est jamais nommée. Ce fantasme cyclique, rappelant le personnage de Khari dans Solaris de Tarkovski (1972), confronte progressivement Francesco à son incapacité d’attendre quelque chose de l’Autre.
Le cercle se referme autour de Francesco, dont les actions ont de moins en moins d’impact sur ce qui l’entoure. Qu’il s’agisse de meurtre ou de surnaturel, rien de ce qu’il fait ne parvient à ébranler ni le maire, ni le commissaire, ni, plus généralement, le monde.
En reprenant le concept lévinassien du Soi et de l’Autre, on comprend la sensation de vide que ressent Francesco et son besoin de s’extraire de cette situation. Le film le présente d’abord comme un Soi surpuissant, autonome et plein d’assurance. Mais confronté à l’Autre, il aspire à posséder (la veuve) ; or, Lévinas explique que le Soi cherche à assimiler l’Autre dans une forme de réification. Même Gnaghi, qui découvre à son tour l’amour, cherchera à poser la tête de sa bien-aimée sur un écran cathodique, en faisant une sorte d’autel à l’image de celle qu’il aime. Amour impossible, car elle n’est qu’une tête zombifiée.
Si l’on poursuit cette analyse avec Lévinas, une fois confronté à l’Autre, le Soi comprend non seulement l’impossible assimilation mais aussi l’extériorité de l’Autre. Il ne peut ni le posséder pleinement, ni agir comme s’il n’existait pas. La quête du sens de l’existence s’exprime dans le regard d’autrui, dans l’acceptation de l’Autre avec ses différences. Or, c’est bien cela qui est refusé à Francesco. À plusieurs reprises, il exprime son besoin de reconnaissance, qui lui est sans cesse refusée. Même une série de meurtres qu’il commettra, allant jusqu’à se dénoncer, ne lui sera pas attribuée. Francesco ne peut, en aucun cas, échapper au rôle de fossoyeur assigné dès le début du film. Il n’est rien de plus, enfermé dans la boucle d’un quotidien mécanique.
La fin du film, où Francesco tente une ultime échappée pour fuir la ville, sera brutalement interrompue par une route détruite, rendant toute sortie impossible. Francesco est prisonnier de cette fable. D’ailleurs, la dernière image le montre en figurine dans une boule à neige, un miroir de l’ouverture du film.
Dellamorte Dellamore esquissé ici dans ses grandes lignes, pourrait être encore approfondi. Du scénario aux symbolismes de ses scènes, il y a beaucoup à dire. Les personnages de Gnaghi, de la veuve, du commissaire et même de la vieille femme qui vient régulièrement au cimetière sont autant de facettes d’où l’on peut tirer un flux philosophique.
Œuvre foisonnante, pépite pour cinéphiles qui mériterait d’être portée bien haut, Dellamorte Dellamore souffre peut-être de n’être pas assez spectaculaire pour attirer le grand public. Qu’importe : il est chéri de ceux qui savent lui apporter l’amore.
[Dellamorte Dellamore de Michel Soava, 1994
Solaris d'Andreï Tarkovski, 1972
Le temps et l'autre, d'Emmanuel Lévinas éditions PUF, 2014]
Tck.