jeudi 18 novembre 2021

Nés de la sueur (livre, bio)

La mère a son importance. Par sa présence ou son absence, elle trace les grandes lignes d'une personnalité. Relations aux autres, aux amours... Il suffit d'observer une personne au milieu du monde, pour dire si elle a été ou non proche de sa mère.

Celle de Georges Kiejman est analphabète. Elle est aussi polonaise et juive de surcroît à une époque où l'être était dangereux. Son père un proche absent. L'adoré parce que loin, elle... Il ne l'assumera pas. Une mère avec qui la tendresse physique est difficile, encore plus la tendresse culturelle. Il y aura du mépris de la part de celui qui voudrait ne pas en avoir.
Mélange étrange chez Kiejman du rejet de cette femme et du respect aussi. Il sait avec ses yeux d'adulte comme elle fut courageuse et il regrette de ne pas avoir su l'aimer comme il fallait.

L'homme qui voudrait être aimé n'évoque pas que cela bien sûr. C'est très léger, ça apparaît sous la première couche des mots, mais c'est important. Car sa construction se fonde par la complexité d'une naissance en août 1932, par son judaïsme, par son éducation, par la famille.

La guerre, la guerre, la guerre, entendons-nous.
La mère, mère, la mère, répondons-nous.

Dans cette biographie d'avocat, il y a un souci de pudeur où l'homme se raconte par les autres, par ses affaires. Ses nombreuses amours passent en quelques mots, jamais on n'entre dans une intimité vulgaire. Il se dit, admet le tumulte de sa vie avec les femmes, mais c'est comme ça, naturel chez lui, autant que son plaisir à ressasser les bas de soie...

Évidemment il y a les affaires qu'il mena, le firent connaître, mais ça, c'est une goutte d'eau dans le vase de sa personne. Car de cette biographie de chez Grasset, c'est plutôt l'âme d'un homme en manque maternelle qu'on lit. L'envie aussi, d'être apprécié du monde.

Et s'il est l'amont du manque, d'autres sont le versant opposé...

Les bras tendres autour de l'enfant malade, qui l'est peut-être à cause d'un mariage incestueux, qui l'est peut-être parce que bercé trop près du mur... C'est Artaud qui a mal, qui souffre de la tête, de tout le corps, expulse en mots de verre la merde de son existence. Sa mère regarde, ne comprend pas tout, mais l'aime d'un amour fou et jaloux son Nanaqui.

L'artiste chez Justine Levy est raconté par la mère, dans un journal imaginé. La dame se lamente, elle donnerait tout pour que son oisillon aille bien. Comme la mère de Kiejman elle déterminera beaucoup de choses. Artaud et son amour-haine maternel, son rejet de romances, son besoin de fuir toujours plus loin, de se détruire toujours mieux.

Que faut-il alors ? Une mère passionnée ou détachée ? Aucune des deux et plutôt le duo sain de corps et d'esprit, serions-nous tentés de dire. Oui, mais sans ces troubles, que seraient les grands, les génies ?

Kiejman admet l'importance de la pauvreté culturelle de sa mère ; Artaud sait que le christianisme permanent de sa mère est le suc de son travail. Il est né de la sueur, des corps en chocs.

C'est étrange comme à leurs manières, Kiejman et Artaud ont dansé l'amour pour se faire aimer du monde ; comme ils cherchèrent l'un l'autre le succès. L'un y parvint dans sa carrière, l'autre termina en hôpital psychiatrique. Le second sous le coup d'une mère trop présente, avec trop de voix dans sa vie.

En plaçant son ouvrage du point de vue de la mère, Justine Levy a réhabilité le temps d'une centaine de pages celle qu'habituellement on ne saisit que par l'abstraction des mots du fils. Et il est certain qu'en faisant ce léger détour, on oeuvre à prendre davantage en compassion ces femmes désavouées dans les paroles des génies enfantés.

[L'homme qui voulait être aimé de George Kiejman & Vanessa Schneider, édition Grasset (17/11/2021)
Son fils de Justine Levy, édition Stock (08/09/2021)]

Tck.