« Merde ! Ça ne va pas » ruminait Giacometti, dans le fond de son atelier, à peindre et sculpter la belle Annette, son frère Diego ou son ami japonais Yanaihara.
Rien n’allait, rien n’irait, sauf dans l’alignement des bons jours. Artiste passionné, les mains cramponnées au travail, le regard scrutateur et merveilleux, Giacometti est de ces hommes au génie né de l’acharnement, à l’intelligence de la main et de l’esprit.
Catherine Grenier a fouillé sa vie, dressé son portrait dans une biographie publiée chez Flammarion, laquelle porte le souffle des relations du XXe siècle, lorsqu’être artiste c’était appartenir au groupe fantasque de Picasso, vivre de peu et des repas dans les bistrots de Montparnasse et de Montmartre.
Au fil des pages, on découvre le chemin de cet étonnant personnage aux cheveux de fer. Né en Suisse d’un père peintre, au sein d’une famille soudée, Giacometti a toujours été poussé vers les chemins de l’art. Dessin, école d’art, lettres aux parents qui le soutiennent dans ses choix, Alberto se dévoile très vite comme un intrigant. Ses camarades sont fascinés par sa présence-absence. Chaleureux, amoureux des hommes, Alberto n’en demeure pas moins un être hors du monde, dont le regard scrute les âmes, défait les chairs, dans une recherche de vérité et de réel impossible à atteindre. Il s’épuise ainsi dans le détail d’un pied plutôt que la représentation entière des nus qui posent à l’école. Il fatigue certains de ses professeurs qui sont encore incapables de comprendre qu’est en train de naître la nouvelle génération d’artistes : ceux qui mettront l’art sans dessous dessus, qui créeront de nouveaux langages, de nouvelles couleurs.
C’est encore trop tôt.
Prophète artistique venu de la Suisse, Alberto s’installe à Paris vers Montparnasse alors prisée par les intellectuels. Pour beaucoup de nous, qui ne connaissons Montparnasse que sous les traits des buildings et des hommes en costume, il est difficile d’imagine l’effervescence que nourrit ce quartier, bien que quelques malheureuses reliques demeurent : théâtre au fond d’une rue, devanture d’un ancien café…
Mais le fait est là, le XXe siècle accueille une faune devenue fierté nationale. Pêle-mêle s’y croisent Picasso, Chagall, Balthus, Apollinaire, Breton, Man Ray, Zadkine, Crevel, Juan Gris, Matisse… Tant et tant de noms qui se lient dans les projets, une vision du monde à venir.
Giacometti évolue dans ces groupuscules. Son atelier est un lieu de passage où il est constamment fourré. Il passe des journées, des nuits à sculpter, reprendre ses plâtres, défaire ses peintures dont la satisfaction ne vient jamais. Il n’aura de cesse de remplir ses carnets de réflexions à ce sujet. Comment saisir le réel ? Comment creuser les peaux et les os pour en saisir l’âme ? Giacometti s’y attelle, ses sculptures naissent en brutalité dévoratrice d’espace. Ses modèles dont son frère Diego acceptent de ce Sysiphe qu’il retourne leurs viscères dans le plâtre. Le témoignage le plus touchant de cette relation à l’art et au poseur, sera Yanaihara, ce philosophe japonais qui entretiendra toute sa vie durant une relation forte avec Giacometti - allant jusqu’à jouir d’Annette. Il décrira l’acharnement de l’artiste et sa dureté. Ses modèles posent des heures sans devoir bouger, dans son atelier de poussière. Des heures où le moindre mouvement met en colère Giacometti connu pourtant pour sa douceur. Quand il fait de l’art, plus de douceur. Quand Giacometti tient le plâtre ou la peinture, il est animé du besoin primitif de comprendre. Qu’importe la brûlure de la nuque et du dos, qu’importe que l’ennui châtie l’âme du poseur… Qu’importe, parce qu’on ne peut résister à l’oeil fiévreux de cet artiste capable de dire que le nez de Yanaihara est un monde en soi.
Par la biographie de Catherine Grenier, on devine en partie le cosmos ardent qui coule dans les veines de Giacometti. Et cependant, ce n’est pas tout. Elle trace les grandes lignes de ses relations au monde. Car loin d’être un Van Gogh maudit, Giacometti connaîtra le succès de son vivant. Ses sculptures d’hommes et de femmes feront le tour du monde. Les collectionneurs américains y voient de l’intérêt, de même que les Italiens. Giacometti fait parti, avec nombreux de ses contemporains, des nouveaux piliers de l’art.
Ce qui est étonnant, c’est que Giacometti se distingue des autres artistes par la relation privilégiée qu’il entretiendra toute sa vie avec sa famille. Si son frère Diego le suit dans tous ses mouvements, Giacometti sera surtout le fidèle enfant de ses parents avec il correspondra régulièrement. Est-ce cet amour filial qui le tuera deux ans après la mort de sa mère ou bien sa vie tumultueuse, faite d’alcool, de cigarettes et d’une hygiène de vie globalement mauvaise ?
En tout cas, s’il est de ces êtres sur lesquels on ne se lasse pas d’écrire, la réédition de sa biographie par Catherine Grenier amène un jalon de plus sur la compréhension d’un homme, d’un siècle également.
…
Bien sûr, si cette biographie est de belle qualité, j’invite les amoureux de Giacometti à se tourner vers les textes publiés en partie chez Allia, dont Avec Giacometti, par Yanaihara Isaku.
[Alberto Giacometti, par Catherine Grenier édition Flammarion (09/03/2022)
Photographie d'Alberto Giacometti avec Yanaihara
Avec Giacometti, par Yanaihara Isaku, édition Allia (11/2014)]
Tck.