lundi 22 novembre 2021

Regard au loin ; pas de réponse

Un silence fait de bruit blanc, de neige de télévision et d'une silhouette indéfinissable sur l'écran. L'image fixe sans être figée, le regard se perd dessus, fouille les détails d'une pellicule noire. Contrairement à l'oeil qui se fait aux alentours d'un éveil au milieu de la nuit, devant l'image inviolable rien ne se laissera palper si le cinéaste ne le décide pas. Spectateur passif devant l'écran, dans l'attente de l'écoulement des minutes jusqu'au point de rupture ; le silence n'en est pas réellement un. Sorte d'acouphène désagréable, qui dresse les poils sur les avant-bras. Combien retiennent sans le savoir, leur souffle au fond d'eux-mêmes ? Le silence finira par se briser pour annoncer l'éclosion des premières lignes d'un scénario.

Des plans qui prennent le temps d'exister, de prendre leur inspiration. Ce sont des photographies où le brin d'herbe reste en mouvement, échappant à la sorcellerie ambiante. C'est dérangeant. Pressé par l'action, il est difficile aujourd'hui d'apprécier la longueur d'un plan où rien ne se passe justement. Difficile de ne pas chercher l'erreur dans l'image d'un homme qui dort avec les yeux grands ouverts. Et le silence qui plane...

Lorsque les voix brisent le temps, elles sortent avec timidité. Le glaire dans la gorge de celle qui demande si ça va. L'impossible gouffre entre la question et la réponse de l'autre... "Como te llamas ?" et le regard dans le vide. "what's your name ?" ce grand vide dans les yeux glacés de Tilda Swinton, dans sa bouche entrouverte. Joue-t-elle un rôle ou bien Apichatpong Weerasethakul vient-il de lui souffler à l'oreille quelque chose de secret et terrible, qui a transporté cette grande brindille dans un espace imprenable ?

Cette Colombie à la végétation folle, dont la beauté sauvage est le versant de son industrialisation pouilleuse est soulevée par des relents de sève et d'égout. L'image se trouble, fait basculer la luxuriante végétation dans une appréhension du rien. J'ai cherché les yeux rouges d'un chien galeux entre dans les feuilles des arbres et seuls les singes hurleurs ont répondu à l'appel. J'ai eu peur des routes colombiennes où les voitures rebondissent, malgré la présence des militaires. J'ai craint les pluies tropicales, détesté l'Osso Buco que Jessica a bien du mal à avaler, même après une gorgée de vin rouge.

Du chien à la nourriture, à la soeur, aux bâtiments, à... tout. Tout ce vers quoi Tilda/Jessica se dirige semble être fait d'une argile malfaisante.
Qu'essaie de nous dire Apichatpong ? Quel drame social se joue dans cette Colombie à la mémoire vacillante, qui fouille ses squelettes vieux de six mille ans ? Pourquoi reviennent en flash quelques images de la Nostalgia de la Luz de Patricio Guzmán ? Comme si, de la Colombie au Chili, la même soif des aïeux existait.

Et, tandis que les jeunesses thaïlandaises résonnent comme des cloches de temples dans la mémoire du cinéaste, deux femmes assises sur un banc à manger local et boire de la bière interrogent les clochettes des chiens, la folie qui est la leur.

Je suis folle. Moi aussi, il y a pire que nous, tu sais...

Memoria drôle de film alors, qui se comprend sans se saisir dans son entièreté. Des images s'égrainent, des panoramas d'arbres, la structure négligée d'une Tilda Swinton en recherche de soi et de souvenirs...
[Memoria d'Apichatpong Weerasethakul, sorti le 17 novembre 2021]

Tck.