Thomas Bernhard peintre admirable de la misère du monde, de la glace, du gel, de l'écroulement fatal des êtres. Dans sa prose courte, mais intense, de celle où on en sort avec l'impression d'avoir traversé l'enfer de Dante, où deux cents petites pages en paraissent mille... Se confronter à Bernhard c'est épouser le chef d'oeuvre.
Ses mots cisaillent les sentiments, déverrouillent une à une les portes de l'âme. Bernhard y entre, narre depuis les profondeurs, la chute impitoyable. C'est le drame qui se joue dans le Naufragé, lorsque Wertheimer rencontre Glenn Gould à l'école de musique, lorsqu'il comprend qu'il est face au génie le plus pur. Ses mains à lui semblent si fades sur le piano, tant et si bien qu'il cessera tout jeu, se flagellera de n'être que lui, d'être le sombreur comme le surnommera Gould tout au long du livre. Et le narrateur de cette discordance géniale observe le tableau de ses deux camarades, le clair-obscur de leurs existences, jusqu'à l'apothéose finale : la mort. Deux versants d'une même pièce où le pitoyable côtoie le génial où la musique caresse l'oreille tout en détruisant le coeur. Alors raconter Glenn Gould c'est aussi raconter Wertheimer et le narrateur qui se tente à la rédaction d'un essai sur le pianiste n'aura de cesse de revenir à celui qui sombre pour mettre davantage en lumière, l'ami merveilleux.
Comme s'il était un lotus, Glenn Gould ne déploie sa grâce que par la fange des échecs d'autres...
Et Bernhard dans l'écriture musicale, dans le soliloque, fait trembler la tourbe d'une destinée imaginaire et épuisante d'un être qui se roule dans le malheur puisque rien d'autre ne saura être...
[Le Naufragé de Thomas Bernhard, édition Gallimard (11/02/1993)]
Tck.