jeudi 14 novembre 2024

Les bavards silencieux (film)

Une caméra posée au milieu d’un bois, et voilà toute la montagne qui prend des airs de confessionnal à ciel ouvert. L’oreille attentive devient celle de la nature et de ceux qui, bon gré mal gré, nous accompagnent. Mais pour ceux qui ont déjà goûté aux joies de la randonnée, il est évident que la parole diminue rapidement, et que chacun finit par se replier en soi-même. La marche devient alors un acte ascétique, de souffle, de sueur, d’observation des limaces, et l’on se dit que les choses simples sont pleines de mystère et que mon dieu oui, les pâtes lyophilisées sont incroyables.


En surface, Good One est un film très simple, presque sobre, avec des plans capturant ici et là des fragments de nature de manière presque anecdotique. Très vite, il devient évident que la montagne est un prétexte pour créer un huis clos où évolue un trio mal assorti : un père (Matt) qui entretient un dialogue quasi inexistant avec sa fille (Sam), une adolescente mutique, et un ami du père (Chris), un homme en instance de divorce, en pleine crise existentielle.

Porté par de rares dialogues et une multitude de non-dits, Good One tient ses personnages sur le fil du rasoir. Du début à la fin, nous sommes dans l’attente d’une explosion, d’un dérapage. Aucune phrase n’est laissée au hasard ici. Tout est construit pour nous offrir, avec très peu d’éléments, la possibilité de dresser le portrait des trois protagonistes.


Cependant, malgré ses décors et ce théâtre à trois voix, Good One n’a rien d’un long-métrage poétique comme on aime parfois qualifier les œuvres que l’on ne saisit pas entièrement. Il y a quelque chose de trop âcre, de trop sombre dans ses sous-entendus. En dévoilant les failles de chacun, le film s’approche de la satire sociale, une satire qui se révèle uniquement à un regard patient.

Et se proposant d’être plus proche de Sam, c’est peu à peu son regard à elle que la caméra épouse, allant jusqu’à nous faire ressentir son malaise et cette oscillation déjà contenu dans le titre "good one" qui signifie bien vu/bien joué. Trait d'humour et rire jaune pour elle et nous, que le générique de fin (ci-dessous) viendra marteler une dernière fois, tenant en quelques paroles toute la solitude de Sam...

[Good One, d'India Donaldson, 2024]

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jeudi 7 novembre 2024

Be Yourself, avec de belles fesses (film)

La même semaine au cinéma (mercredi 6 novembre 2024) sortaient en salle L’Affaire Nevenka, un biopic relatant une affaire de harcèlement sexuel dans la politique espagnole des années 90, et The Substance, un digne représentant du body horror des plus truculents. Bien que diamétralement opposés, ces deux films traitent pourtant d'un même sujet : l’image de la femme.

Entre flashs stroboscopiques et musique techno à se mordre les lèvres de manière suave, The Substance nous rappelle, en deux heures intenses, qu’être une femme de plus de 50 ans équivaut souvent à être mise au placard. Ménopause, seins qui tombent, pattes d’oie, cellulite : autant de réalités que le patriarcat semble voir d’un mauvais œil.

Elisabeth Sparkle, star hollywoodienne au nom scintillant, est écartée de manière brutale de ce monde de paillettes qu’elle a toujours côtoyé. Trop vieille, plus assez belle, désormais inutile selon un lointain cousin de Denethor sans doute (du Seigneur des Anneaux), qui a abattu les trois quarts des mysophones de la salle à sa première apparition. Heureusement pour elle, Elisabeth met la main sur une substance étrange qui lui permet de donner naissance à la meilleure version d’elle-même : Sue, un double sexy et surtout… jeune.

Beauty Wate
r, un film d’animation coréen sorti en 2020, utilisait un procédé similaire : un liquide dans lequel une jeune fille peu attirante devait se baigner pour obtenir un corps parfait. Dans les deux cas, les utilisatrices devenues sublimes et validées par la société choisissent de ne pas suivre les règles, et dès lors, sombrent irrémédiablement dans la disgrâce physique et psychologique.

Malgré l’horreur des corps altérés, il y a quelque chose de fascinant à suivre ces personnages qui se précipitent vers leur perte, totalement accros à leur nouvelle vie. Les actes extrêmes auxquels elles se soumettent ne sont pas si différents de la réalité. On peut faire un parallèle avec la chirurgie esthétique : aiguilles et substances aux effets parfois obscurs sont quotidiennement employées pour gommer les imperfections, créant de véritables addictions.


Martelée par l’image de jeunes femmes à la plastique parfaite, Elisabeth, comme tant d’autres femmes, finit par se détester et grossit l’ampleur de ses propres imperfections. Ce XXIe siècle semble celui de la dysmorphophobie, cette vision altérée de son propre corps. La scène la plus marquante du film, selon moi, n’est pas celle d’une énième esclandre de body horror, mais celle où Elisabeth se contemple dans le miroir, tentant de s’embellir pour son diner avec un vieux camarade, jusqu’à ce que surgisse en boucle le regard de biche et la bouche de rêve de Sue.

Cependant, une chose me chagrine dans ce long métrage. Malgré la qualité des images et les références à n’en plus finir à Kubrick, Society, Cronenberg et autres maîtres du body horror, je me suis demandée tout du long ce que The Substance cherchait vraiment à dire pour mériter la palme du scénario. Soyons honnêtes, le film ne fait que tirer sur l’ambulance. Nous savons tous que la société est dure avec les femmes, que le cinéma et la télévision flirtent dangereusement avec la sexploitation. Tout cela est évident. Bien qu’il soit pertinent de l’exposer jusqu’à la nausée, je regrette l’absence de réelle profondeur dans le personnage d’Elisabeth, avec qui nous restons finalement en surface. Deux sursauts d’audace, liés à sa peur de la solitude et à son auto-flagellation, sont finalement noyés sous les effets de style et les hectolitres de sang.

De plus comme le film ne fait que plonger encore et encore sans jamais s’écarter de son rail, je ne vois pas trop quelle morale en tirer. D’autant que jusqu’au boutisme le personnage d’Elisabeth est humilié. On repassera plus tard pour redorer l’égo des femmes hein.

Cela dit, bien que je sois dure avec ce film et que je remette en question la profondeur de son scénario, paradoxalement, je ne peux nier qu’il soit mille fois plus percutant qu’Anora qui lui, a remporté la palme d’or à Cannes. Mais ça n’engage que moi !

[The Substance de Coralie Fargeat, 2024
Beauty Water de Cho Kyung-Hoon, 2020
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Du soi à l'autre (film)

Un fossoyeur dépressif, un acolyte aux airs de benêt qui ne s’exprime que par un gna quasi christique… Dellamorte Dellamore est un film italien de 1994 sorti de dessous les fagots, sorte de fable ubuesque où les morts se réveillent sept jours après leur décès et sont abattus par un fossoyeur plutôt efficace !

Au-delà de questionner notre conception de la mort à travers le prisme du zombie ou d’explorer le genre avec une perspective sociétale, Michel Soavi propose ici un aspect plus philosophique et étrange, qui n’est pas sans rappeler le courant de pensée de l’absurde, avec des références à des figures comme Beckett.

Dans ce film, le protagoniste, Francesco, est un jeune homme cynique bien que pragmatique. Il vit dans le cimetière, partageant son quotidien avec Gnaghi, son colocataire. Leur relation repose sur un équilibre subtil : les monologues intérieurs de Francesco et le silence de Gnaghi. L’arrivée d’une jeune veuve vient bouleverser la routine quelque peu protocolaire de nos deux personnages.

Cette femme, sans véritable identité propre, incarne tous les fantasmes de la belle dame à la plastique parfaite. Elle tombe sous le charme de Francesco, dont les talents de séduction sont, en partie, soutenus par un bel ossuaire. Cependant, alors qu’ils consomment leur passion sur la tombe du mari défunt, elle meurt littéralement de peur en voyant son ex-conjoint se réveiller. Réapparue sous forme de zombie, elle sera finalement abattue par Gnaghi, Francesco étant incapable de porter la main sur celle qu’il a aimée.

Si le film paraît simpliste au début, c’est pour mieux nous prendre de court avec l’apparition de la secrétaire du nouveau maire. Francesco, tout comme le spectateur, est stupéfait de découvrir qu’elle est identique à la veuve ! Ce point déclenche un cycle infernal où Francesco retrouve la femme aimée, la perd, puis rencontre une autre femme, toujours cette même figure, pour finalement la perdre encore. Il est à noter qu’elle n’est jamais nommée. Ce fantasme cyclique, rappelant le personnage de Khari dans Solaris de Tarkovski (1972), confronte progressivement Francesco à son incapacité d’attendre quelque chose de l’Autre.

Le cercle se referme autour de Francesco, dont les actions ont de moins en moins d’impact sur ce qui l’entoure. Qu’il s’agisse de meurtre ou de surnaturel, rien de ce qu’il fait ne parvient à ébranler ni le maire, ni le commissaire, ni, plus généralement, le monde.

En reprenant le concept lévinassien du Soi et de l’Autre, on comprend la sensation de vide que ressent Francesco et son besoin de s’extraire de cette situation. Le film le présente d’abord comme un Soi surpuissant, autonome et plein d’assurance. Mais confronté à l’Autre, il aspire à posséder (la veuve) ; or, Lévinas explique que le Soi cherche à assimiler l’Autre dans une forme de réification. Même Gnaghi, qui découvre à son tour l’amour, cherchera à poser la tête de sa bien-aimée sur un écran cathodique, en faisant une sorte d’autel à l’image de celle qu’il aime. Amour impossible, car elle n’est qu’une tête zombifiée.

Si l’on poursuit cette analyse avec Lévinas, une fois confronté à l’Autre, le Soi comprend non seulement l’impossible assimilation mais aussi l’extériorité de l’Autre. Il ne peut ni le posséder pleinement, ni agir comme s’il n’existait pas. La quête du sens de l’existence s’exprime dans le regard d’autrui, dans l’acceptation de l’Autre avec ses différences. Or, c’est bien cela qui est refusé à Francesco. À plusieurs reprises, il exprime son besoin de reconnaissance, qui lui est sans cesse refusée. Même une série de meurtres qu’il commettra, allant jusqu’à se dénoncer, ne lui sera pas attribuée. Francesco ne peut, en aucun cas, échapper au rôle de fossoyeur assigné dès le début du film. Il n’est rien de plus, enfermé dans la boucle d’un quotidien mécanique.


La fin du film, où Francesco tente une ultime échappée pour fuir la ville, sera brutalement interrompue par une route détruite, rendant toute sortie impossible. Francesco est prisonnier de cette fable. D’ailleurs, la dernière image le montre en figurine dans une boule à neige, un miroir de l’ouverture du film.

Dellamorte Dellamore esquissé ici dans ses grandes lignes, pourrait être encore approfondi. Du scénario aux symbolismes de ses scènes, il y a beaucoup à dire. Les personnages de Gnaghi, de la veuve, du commissaire et même de la vieille femme qui vient régulièrement au cimetière sont autant de facettes d’où l’on peut tirer un flux philosophique.

Œuvre foisonnante, pépite pour cinéphiles qui mériterait d’être portée bien haut, Dellamorte Dellamore souffre peut-être de n’être pas assez spectaculaire pour attirer le grand public. Qu’importe : il est chéri de ceux qui savent lui apporter l’amore.

[Dellamorte Dellamore de Michel Soava, 1994
Solaris d'Andreï Tarkovski, 1972
Le temps et l'autre, d'Emmanuel Lévinas éditions PUF, 2014]

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samedi 27 juillet 2024

"Les pauvres Blancs de la culture" (film/actu/société)

Les médias de masse ont achevé le XXI siècle par leur manière de vilipender à tort et à travers. La faute à quoi, à qui ? Peut-être aux milliardaires qui les possèdent et filtrent les mots, les maux et la parole.
Et, même si internet devient le relais pour une pensée plus libre, force est de constater qu'il faut être à l'aise avec le numérique et ouvert à l'exercice d'une remise en question de ce qui est vu et entendu, ce qui demande du temps et une curiosité que tout le monde n'a pas.

Dès 2004, Patrick Le Lay nous abandonne une phrase qui essentialise les propos de la télévision : "Ce que nous vendons à Coca-Cola, c'est du temps de cerveau humain disponible". Annoncé par Bourdieu ou par Serge Halimi dans Les nouveaux chiens de garde, nous sommes là ou las en 2024 en voyant la décomplexion des ultra-riches qui détiennent les médias, nous dire et je cite "je ne vais pas diffuser des choses avec lesquelles je ne suis pas d'accord" brisant par là même le pluralisme journalistique, d'autant que ces personnages sont rarement d’un autre côté que de la droite.

De conception de liberté, on interrogera. C'est que nous sommes globalement mus par notre entourage et la captation directe des écrans. L'évolution heureusement demeure possible, grâce à une émancipation souvent adolescente ou sur le tard, rattrapé par la vie, à son état le plus brutal ; les gilets jaunes n'y faisant pas exception, bien sûr.

Et puis l'histoire des médias et leur servitude on finit par la croiser dans une production improbable où un Schwarzenegger jeune aux muscles saillants joue le héros (Ben Richards) manichéen d'une traque télévisuelle.
Running Man pour le nommer, repose sur l'idée d'un protagoniste qui refuse d'exécuter les ordres de ses supérieurs. Envoyé dans un goulag post-apocalyptique, notre héros parvient à s'enfuir en libérant tous ses comparses avant d'être rattrapé et forcé de participer à une émission à succès où un malfrat est jeté dans une succession de jeux mortels, face à des sortes de gladiateurs choisis par le public même. S'il parvient à leur échapper et à survivre, l'émission lui promet le pardon de ses actes et une vie de rêve. Autrement, c'est la mort.
Cependant, Ben Richards n'est pas coupable de ce qu'on l'accuse. Il se trouve que les images télévisuelles ont été manipulées pour le faire passer pour un monstre.

Ce film, s'il reste un nanars en puissance à cause de ses personnages stéréotypés, des costumes (pourquoi ce justaucorps jaune ??), parvient tout de même à soulever du haut de sa naïveté, une sorte d'évidence : on fait dire ce qu'on veut aux images. Un montage bien maîtrisé peut offrir plusieurs versions d'une même histoire. La force de ces images est décuplée par l'intermédiaire d'un présentateur charismatique. Dans le film il sera Damon Killian, incarné à l'écran par Richard Dawnson lui-même présentateur de jeux dans la vraie vie !
Revenons à la question de l'image et de l'écran. Son caractère autistique a déjà été éprouvé par de nombreux philosophes et sociologues. L'écran happe, annihile toute objectivité. Encore récent (la télévision aura 100 ans en 2027), cet outil recèle une forme de magie au regard. On oublie les effets de coupe, on oublie les raccords entre les plans ou le cadrage. Tout est fait pour donner un sentiment de "vraie vie". Il suffit d'une caméra embarquée à l'épaule, d'un léger vacillement du plan et tout de suite, l'effet du réel est là. On ne pense pas à ce qui se passe en hors champ, comme on oublie que les paroles du journaliste sont formatées d'une quelconque manière. L'écran hypnose, il défait la parole.

Notre Running Man qui tente d'ouvrir les yeux des citoyens sur l'illusion des images n'est pas écouté. Il n'a que sa parole contre celle des lobbies. Aucun moyen pour montrer sa version des faits ; une bataille d'images contre images, de montage contre montage. Malgré tout son love interest récupère les rushs qui l'accablent et trouve un moyen de les diffuser. Tout le monde est coi. Personne ne pense à remettre en question ces nouvelles images. La masse citoyenne se retourne contre le présentateur et appelle à sa mort. On coupe les têtes de l'hydre et elles repoussent. On efface celui qui gêne sans jamais interroger les nœuds qui ont amené à une telle dérive.

De même, notre Vème république est rongée par le spectacle débilisant des chroniqueurs et politiciens qui vont et viennent à la télévision. Une fois ils sont adorés, puis le lendemain détestés. Ce sera à qui présente le mieux, à qui sait le mieux caresser dans le sens du poil les journaleux et leurs patrons. Le jeu politique n'est plus une recherche de justice, d'idéal commun, mais la recherche du bonheur purement individuel, d'une place à gagner, d'un pot-de-vin à recevoir. Dans son essai La vérité est une question politique, la philosophe italienne Gloria Origgi revenait justement sur le glissement de la politique vers une vérité dite d'opinion. A présent que les informations se transmettent à une vitesse inouïe, les dérapages et paroles malheureuses se multiplient. La covid a notamment montré la démultiplication des avis et la montée et la chute des grands bavards des émissions de télévision (cf. Dr Raoult, Olivier Veran). Crève-cœur des partisans d'une certaine forme de lenteur et de sagesse dans la prise de décision, la Covid et globalement notre politique contemporaine a davantage l'allure d'un show américain que d'une recherche sérieuse d'avenir. La sophistique revient à la mode. Il suffit de voir le renouveau du grand oral au lycée. Défendre son opinion mordicus quand bien même on la sait fausse. Le commun disparaît encore une fois au profit d'une gloire solitaire.
* * *
Vivons-nous un temps de spectacles et de divertissements infini ? La peur du sujet sérieux et de l'ennui est prégnante. Tout doit aller vite, doit être concis. Paradoxalement les corps et les têtes s'écroulent sur cette route, incapable de suivre ce rythme. Certains glissent dans les paradis artificiels que sont Netflix ou Tiktok pour ne citer qu'eux, quand l'autre pendant cultive une certaine forme de mélancolie... Clément Rosset disait que le réel, dans sa froideur et son intelligibilité, rendait fou. Incapable de faire face à l'horreur, on ferme les yeux ou alors on devient artiste... C'est-à-dire que l'on cherche absolument à traduire le réel en quelque chose de compréhensible.

Running Man ne va pas jusque là. Les protagonistes ne sortent jamais vraiment de leur torpeur. Tout se joue dans l'action, sans jamais que le langage des dirigeants ne soit remis en question. Encore une fois, on ne conscientise pas la puissance du moment présent. Cela vaut aussi pour ce qui se passe en ce moment dans notre monde (2024). A présent, les livres abordent la Covid, les désastres écologiques. "Vous auriez dû nous écouter", "c'est trop tard". Il n'y a que l'écrivain, loin du feu de l'action qui peut se prévaloir de faire un état des lieux du monde. Aussi, ai-je du mal à croire les donneurs d'opinions qui passent leur vie à la télévision, à écrire mille livres à la ronde (cf. Onfray, Enthoven, BHL, Finkielkraut etc.). Leurs paroles se contredisent minute après minute et globalement ils sont à la recherche d'une petite victoire personnelle, tournant et retournant leur veste à ne plus savoir quel est l'envers de l'endroit. On adorera repenser à Bourdieu, qui disait à propos de Finkelkreaut en 2002 :

"Le problème que je pose en permanence est celui de savoir comment faire entrer dans le débat public cette communauté de savants qui a des choses à dire sur la question arabe, sur les banlieues, le foulard islamique... Car qui parle (dans les médias) ? Ce sont des sous-philosophes qui ont pour toute compétence de vagues lectures de vagues textes, des gens comme Alain Finkielkraut. J'appelle ça les pauvres Blancs de la culture. Ce sont des demi-savants pas très cultivés qui se font les défenseurs d'une culture qu'ils n'ont pas, pour marquer la différence d'avec ceux qui l'ont encore moins qu'eux. […] Actuellement, un des grands obstacles à la connaissance du monde social, ce sont eux. Ils participent à la construction de fantasmes sociaux qui font écran entre une société et sa propre vérité."

De cette bourgeoisie totalement déconnectée de notre réalité, de ces médias qui tricotent une histoire à leur avantage comme les grands gagnants de la guerre...
Si dans Running Man le héros parvient à remettre la vérité au centre de l'histoire, ça ne sera que par la violence. De même c'est à se demander si les intellectuels de gauche d'à présent ne devront pas eux-mêmes abandonner les livres et les stylos, pour se saisir du pavé et attaquer de façon plus frontale cette société de contrôle...

[Running Man 1987 de Paul Michael Glaser
Les nouveaux chiens de garde, de Serge Halimi éditions Liber-Raisons d'agir, 1997
Le réel. Traité de l'idiotie, de Clément Rosset éditions de Minuit, 1978
La vérité est une question politique, de Gloria Origgi éditions Albin Michel, 01/04/2024]

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jeudi 9 mai 2024

Devenir arbre, une solution ? (film/manga)

La science-fiction se pare d’astronefs à coq métallique rutilante et de cités aux régimes totalitaires qui feraient pâlir d’envie un SS du XXème siècle. Souvent, les villes sortent d’un monde chaotique où la guerre civile, l’épidémie, le choc nucléaire a tout détruit. D’autre fois on ne s’embête pas à créer sur de l’ancien et la ville surgit d’un désert. Dans Sky Dome 2123 c’est un peu le cas, bien que la ville s’appelle Budapest ce qui suggère beaucoup de choses, tout en effaçant d’un revers de main l’architecture de l’ancien.

Budapest évolue sous un dôme étrange, vitré, qui protège la ville d’un ciel terrible fait d’éclairs et d’intempéries à n’en plus finir. La faune et la flore sont mortes mettant à mal tout le principe d’oxygénation. Heureusement, un docteur a trouvé le moyen de recréer une biodiversité végétale, en implantant une graine dans le coeur humain, transformant ce dernier en arbre. C’est drôle, car ce postulat de départ, nous le trouvons également dans un manga : Fool Night où le monde, privé de soleil a également perdu sa faune et sa flore. Plongé dans l’obscurité, les scientifiques ont développé la même mécanique à base de graine et développement d’arbre-humain.

Comme si la science-fiction tournait son oeil de Sauron vers une nature en berne... Chaque siècle développe ses craintes et la peur de la guerre, puis du nucléaire, devient éco-anxiéte à présent.
Ce fantasme de l’homme-nature n’est pas récent et trouve ses échos depuis la mythologie grecque avec Daphnée changée en laurier alors qu’elle fuyait Apollon ou le couple de Philémon et Baucis transformés en arbre à leur mort afin de rester unis.
La nature est la délivrance de la condition humaine, mais dégage un certaine malaise. Devenir arbre c’est être bloqué à un endroit précis, sans réelle possibilité de communiquer et en subissant la cruauté du monde humain. Si Fool Night l’expose particulièrement bien avec ses rues d’hommes-arbres aux allures de cadavres en décomposition, Sky Dome en propose une vision plus tragique encore...


Voilà le paradoxe de ces utopies où devenir nature permet à l’humanité de survivre, au prix d’un corps torturé et soumit aux pires traitements.
Si dans Fool Night devenir arbre reste un choix monnayé, dans Sky Dome cela devient une obligation doublée d’une deadline : on ne peut vivre au-delà de 50 ans. A la date anniversaire, les citoyens sont envoyés dans un centre pour devenir arbre. Cela interroge la nature humaine dans sa temporalité et le film se permet une belle trouvaille - quoi que peu explorée, celle du trauma des enfants qui font face à beaucoup plus de disparitions que ceux de nos sociétés.

Comment faire face et accepter la disparition de personnes bien portantes ? Une propagande bien ficelée ventera les mérités du don de soi pour l’Humanité et pourtant... Peut-on accepter qu’un proche en pleine forme puisse s’en aller du jour au lendemain, vers une destination inconnue ?

Le régime totalitaire de Sky Dome porte ses failles dans ses non-dits, dans cette existence stoppée à 50 ans alors même qu’il reste possible de mourir de maladie avant terme. S’il est déjà difficile de mourir au bout d’un demi-siècle, cela devient insoutenable pour Stefan dont la femme Nora seulement âgée de 32 ans décide de s’offrir d’elle-même au système.
Stefan part alors à sa recherche envers et contre cette dernière même, puisqu’il s’agit bien de la sauver de sa propre envie de mourir.
Aussi, en plus de nous offrir un scénario d’une science-fiction éco-anxieuse, Sky Dome évoque la dépression, le suicide et le deuil. En donnant une date fixe pour mourir et une euthanasie assistée possible, c’est toute la conception de l’existence et du sens de la vie qui est interrogée.
On peut déplorer que le film ne creuse pas suffisamment ces interrogations métaphysique, mais cela reste un film avec une histoire à raconter, pas un essai de science humaine.


Et la Hongrie continue son chemin d’oeuvres mélancoliques... Une société qui ne s’est pas vraiment relevée de la douleur du XXème siècle et qui en plus se voit traverser de tragédies contemporaines. Alala, ce pays n’a pas fini de nous proposer des réflexions toujours plus profondes et difficiles. Et c’est très bien.

[Sky Dome 2123 de Tibor Banoczki et Sarolta Szabo, 24/04/2024
Fool Night de Yasuda Kasumi, éditions Glénat 04/05/2022]

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mercredi 17 janvier 2024

L'homme spirituel (écrivain/livre)

Lire Hermann Hesse aujourd’hui c’est s’autoriser à plonger dans une sorte d’étrange paradoxe romantique et spirituel... Là où les figures adolescentes d’un Demian et d’un Siddhartha transcendent par leur beauté et leur capacité à charmer leur entourage. Après faut-il y être sensible.

Ses personnages sont constamment tenus par leurs amitiés particulières lesquelles culminent et se brisent avec la transition vers un âge adulte ou l’âge des femmes. Ces dernières ont toujours la figure de sirènes enjôleuses qui éduquent le corps plus que la pensée mais dont l’instruction ricoche en une conception nouvelle de l’existence et des désirs. Clairement stéréotypées, les femmes de Hesse se cantonnent au rôle de la première fois et puis sont évincées pour une quête plus transcendantale.

Imprégné depuis son enfance par la culture hindouiste, Hermann Hesse distille dans ses récits des interrogations sur le soi, son dépassement et le Nirvana. Ce qui apparaît presque étrange si ce n’est comique, c’est cette proportion à rechercher l’état le plus contemplatif du monde, tout en s’appuyant d’une écriture lyrique, romantique. A la fois salué pour ce style tout en étant critiqué, Hermann Hesse est un drôle de loup dont les textes sont fascinants... On s’y plonge avec l’impression de toucher des vérités importantes, tout en étant constamment agacé par les fioritures.

Lire Hesse en 2024 tient de la patience et de l’acceptation. Il faut s’autoriser la lenteur des actions, la lourdeur de certaines phrases, pour atteindre l’essence spirituelle du texte, lequel tend à donner un certains point de vue de la Vérité donc.

[Siddhartha de Hermann Hesse, éditions LdP, 31/10/1975]

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lundi 15 janvier 2024

Jihad à la passion (essai)

De tout ce que condense une vie, finalement il y a peu de choses qui sont réellement retenues, qui reviennent en tête. Notes de ma cabane de moine fait parti, quant à lui, de ces textes qui façonnent ma bibliothèque mentale.
C’est un petit livre, édité en France par Le bruit du temps. Un récit assez court rédigé en 1212 par Kamo no Chômei fils d’un prêtre Shintoiste qui voua une partie de sa vie au biwa et à la poésie, avant de s’en aller vivre dans une cabane, dans une forme d’ascèse qui poussa l’admiration de ses contemporains.

Ici, il interroge l’impermanence de l’existence. Il connut de nombreux bouleversements, de la famine, aux ouragans, au transfert de la capitale japonaise. Quelle est la valeur d’une vie au milieu de ces perturbations ? Comment se tenir face à tout ça ?
Si l’interrogation est belle et a été souvent comparée aux réflexions de Thoreau, il y a un autre point plus viscéral qui me pousse à repenser à ce livre. Kamo no Chômei interroge l’art, dans sa passion. Poète et joueur de biwa génial, il abandonna son amour des compositions pour se retrancher dans sa cabane et la prière. Dans cette recherche de la pureté bouddhiste, il reste affreusement accroché à son amour des arts. Jamais il ne parviendra à s’en défaire totalement.

Pourquoi abandonner l’art, quand il est si puissamment accrocher à soi ?
Il y a de la douleur dans cette incapacité à se défaire comme on le souhaite de l’art. Dans la recherche de la vérité, la tentative de masquer la vérité la plus nue par la beauté d’un vers ou d’une mélodie, Kamo no Chômei comprend sans aucun doute qu’il est incapable de transcender son enveloppe humaine et d’accepter de manière la plus frontale l’existence.

Les passions nous enseignent notre fragilité face à la vie, nous mettent au devant de notre crainte de la mort. Si l’art (la poésie) était à un certain niveau méprisé par les philosophes grecques, sans doute était-ce due à sa capacité à éloigner l’Homme de la Vérité.

Est-ce que Kamo no Chômei est parvenu à oublier le biwa et les haïkus ? Je ne crois pas... Pas plus que sa passion ne le rendit heureux. Mais encore, il faudra éviter de faire l'amalgame entre bonheur et passion.

[Notes de ma cabane de moine de Kamo no Chomeï, éditions le bruit du temps, 18/11/2010]

Tck.

jeudi 3 août 2023

Les jumeaux de Schrödinger (film)

Le ciel gorgé d’étoiles est devenu une légende qui appartient aux lieux exempts de lampadaires et grosses usines. Mais, comme un rêve d’enfant persiste l’amour du lointain, des galaxies et des mondes autres.
Depuis quelques années, de jeunes réalisateurs se saisissent du ciel et de l’espace pour proposer une critique singulière des rapports entre les êtres humains, mais aussi pour établir un pan de philosophie parfois nihiliste, parfois absurde - reprise notamment du mythe de Sisyphe de Camus.

Je ne sais pas bien où a débuté cette nouvelle manière de fantasmer l’espace. Une esthétique singulière entoure ces nouveaux longs-métrages : végétations, rêve, silence, HLM, musique techno douce.
On laisse les plans s’étendre, raconter par le rien le récit intime de jeunes gens... Dans les films français, les HLM sont mis à l’honneur. Ils ont la particularité d’être des incubateurs de possibles, des endroits magiques pour le bourgeois, où la misère est royale. Exit évidemment l’odeur d’urine, de drogue et les familles entassées par 10 dans de minuscules appartements... Mais encore, cela fait partie du jeu. Cloîtrés dans ces quelques mètres carrés, ils se préparent à la vie dans les fusées exiguës ! Avec la dureté de la rue, ils sont les plus aptes mentalement à tenir l’angoisse des missions.

Tropic
est le dernier rejeton de ce nouveau cinéma de science-fiction. Avant lui, j’ai vu passer Gagarine (2021) ou la Montagne (2023) pour ne citer qu’eux, qui portaient quelque chose d’étrange dans cette façon de confronter leurs personnages à la SFF... On ne cherche pas à expliquer d’où vient le bizarre. Il est juste là, comme élément perturbateur. De lui découle la poésie du récit. Dans Tropic cette poésie frôle clairement l’horreur.

Cette approche singulière permet de camper un récit puissant et trouble, fait de peu de moyens où l’on suit un couple de jumeaux : Lazaro et Tristan pour qui tout semble réussir. La force de Tropic se tient dans son duo. Parce qu’ils sont jumeaux, issus du même embryon, parce qu’ils sont deux faces d’une même pièce, la cassure qui s’opère au moment où le futur de Tristan se brise, donne au film une tension abominable où qu’importe la voie que prendra le scénario, le fait est que c’est déjà trop tard... Nous voici spectateurs d'une gémellité qui se délite, sorte d'expérience de Schrödinger de mauvais goût où tout le monde sait sans oser le dire à voix haute que l'avenir de Tristan est mort.

Et, dans cet écroulement, il faudra bien noter l’audace de la caméra qui présente le visage décomposé de Tristan. Dévoiler de face l’horreur aurait pu détruire la crédibilité du récit, comme c’est souvent le cas dans ce type de film. Or, étrangement, la chose marche bien ici et permet d’entrer plus profondément dans la psyché de l’autre jumeau, Lazaro.

Bien sûr, comme tout film, Tropic a ses défauts, notamment dans sa proportion à vouloir aborder trop de thématiques. Mais cela se pardonne facilement, parce que l’univers déployé reste cohérent et fascinant.

Et par strates, je ne doute pas de voir surgir dans ma mémoire quelques plans de ce film, d’ici les mois à venir. Il fait partie de ces petites pépites françaises, discrètes, mais dont l’onirisme est gage d'intérêt.

[Tropic d'Edouard Salier, sorti le 02/08/2023]

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lundi 3 juillet 2023

Les matins calmes (film)

Nous sommes dans une ère de silence. Là où les volutes de fumée dévorent l’écran d’un blanc manteau. Là où, dressé sur une colline de charbon, le vieux berger tape le monticule, répondant à un rituel bien étrange.
Pas un mot dans Quattro Volte. Pas de musique non plus. L’existence est bercée par la cloche de l’église. La lumière fraîche de ce bout du sud de l’Italie entoure le film d’une atmosphère tranquille.
Tout se joue sur ce fil ténu. Entre extrême sobriété et violence sous-entendue de la vie, de la mort. Plan après plan, le berger au profil de vieille branche, tousse et ploie de plus en plus.
Une petite chèvre se perd dans la montagne.
Un enfant de choeur peine à se défaire d’un chien hargneux.
Puis on coupe un arbre.

L’enchaînement du monde est comme ça. Fait de bouts de vies, triste et solitaire, de fêtes païennes. Quattro Volte apporte une réponse à l’énigme de la vie. Michelangelo Frammartino nous parle de cycles. C’est une évidence sans doute. Autant que l’écoulement des saisons.

Il donne à ce village la force d’une vieille toile. Ses lumières sont vives, les ombres allongées et tendres. Chaque personnage qui apparaît est tracé pour une action unique. Il n’y a pas d’angoisse dans les gestes du berger. Il n’y a pas de scrupule chez la nonne qui donne comme remède de la poussière balayée dans l’église...

Sorte de fable à la timeline indécise, c’est un film plus fort que sa sobriété première laisse croire. Partagé entre l’utopie des matins calmes et la violence des petits bourgs, Quattro Volte est un regard porté du lointain sur le XXIe siècle. Une mise en miroir de nos sociétés trop rapides, trop destructrices, qui ont oublié le passage des saisons justement. Car quelle saison reste-t-il à l’homme qui traverse l’hiver et l’été en quelques heures de vol ; qui oublie le gel des matins de décembre sous 40 degrés d’un Dubaï artificiel...

[Le Quattro Volto de Michelangelo Frammartino, sorti le 29/12/2010]

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L'alignement des étoiles ou les Ziggy du XXIème siècle (art : musique/peinture)

Deux figures qui se croisent dans la chronologie, presque un mapping de visages dans l’opposition la plus pure. Il y a d’un côté Andy Warhol à la face grêlée et perruque grisâtre et de l’autre David Bowie, aux yeux étranges et à la beauté androgyne. Deux figures de l’art, avec un grand A.

C’est percutant d’imaginer le premier issu d’une immigration de la vieille Europe, le gamin bizarre et trop sensible, le fils à maman, doué en dessin, copiste parfait d’un siècle où l’industriel grimpe, grimpe et grimpe encore. Andy Warhol est l’inattendu, le souffle dévastateur d’une Amérique d’après-guerre qui se reconstruit à coup de musique pop, d’American Dream et de ... Coca-Cola.
Le gamin moqué est devenu l’égérie de la publicité, le dessinateur de chaussures par excellence, celui dont l’art se tord d’un rire sec et cynique. Pas artiste, mais publicitaire et notons qu’un pli un brin méprisant persiste aujourd’hui dans certains milieux guindés de l’art.

Une sorte d’étrangeté nous prend en regardant Uniqlo sortir en 2023 une collection de t-shirts Basquiat/Warhol... Comme si l’art de Warhol avait atteint son paroxysme en se plongeant dans la fast fashion. C’est une des rares fois où, votre cher narrateur de ce jour, trouvera pertinent une telle collection est se procurera un de ses t-shirt parce que ce dernier répond merveilleusement bien au travail de Warhol. Il avait une production d’usine. Il faisait en série des peintures de boîtes de conserve. Il a initié avec d’autre, dont Liechtenstein, l’ultra-industrialisation de l’art. Alors pour une fois on saluera la marque de vêtements japonaise.
Et puis, il y a l’autre bord de route, rouge de cheveux (mais pas tout le temps) et surtout ce regard : deux yeux, dont l’une des pupilles est dilatée à jamais. David Bowie ou plus banalement David Robert Jones, est cet artiste explosif, produit de l’après-guerre lui aussi. Sa musique aux accents crissants, la vulgarité en étendard, les tenues les plus excentriques, androgynes mêmes. David Bowie ce type qui raconte des histoires en musique, celle d’un Ziggy venu apporter un message de paix et d’amour et qui flammèche intrépide se perd en excès et meurt... Un Lucifer en quelque sorte.

David Bowie a compris qu’être un artiste ne relevait pas simplement du chant, du son. C’est l’assemblage minutieux, le. Storytelling jusqu’à l’aboutissement d’un ou de plusieurs personnages. Fondu dans les siens jusqu’à se demander qui est le plus réel de David et Ziggy, Bowie a laissé à tout jamais un éclair sur nos visages.

Quand on voit ces deux hommes au jumelage avortés, on rêve d’amitié... Mais jamais elle n’accouchera : Warhol vexé d’une chanson de Bowie où il se sentit moqué, lui claqua la porte au nez. Cela n’empêchera pas de faire croiser ces deux routes, de voir d’un côté et de l’autre la montée de la drogue, les interrogations humanistes et le rapport étroit avec l’industrie.
Chacun trouvera l’équilibre de sa pratique en acceptant le don de ses talents au capitalisme. Et cette notion interroge. Bowie par exemple est un chercheur de son, un amoureux de la musique expérimentale. Mais pour nourrir ce goût, il lui faut créer des pièces plus pop et grand public. Let’s Dance, succès foudroyant et critique de l’écrasement occidental sur les natifs amérindiens, est le rejeton d’un besoin évident d’argent pour réaliser à côté des albums sans succès. Fainéantise d’un public amateur de musique qui bouge ? Incompréhension générationnelle ou bide obligé parce que l’album n’est tout simplement pas bon... On ne saurait dire, mais on constate la noyade de plus en plus effective des populations dans les contenus faciles, populaires.

Aussi en partant de deux icônes comme celles de Bowie et Warhol, nous assistons à la naissance du concept de l’artiste industriel et la marchandisation des noms. Les Monroe de Warhol ou l’éclair de Bowie sont devenus plus incarnés que le reste de leur création. Et tandis qu’une chape glacée nous submerge au XXI siècle, on danse encore, coca à la main, fagotés d’habits de qualité douteuse. On s’en fiche... Tant que la fête continue... On la relayera sur Instagram et Tiktok. C’est déjà pas mal.

[Andy Warhol de Michel Nuridsany, éditions Flammarion, 03/05/2023
Very Good Bowie Trip de Michka Assayas, éditions GM 12/05/2023
]

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mercredi 19 octobre 2022

L'atlas d'images, de mots et de souvenirs "Pinterest" de Mona Chollet (essai/art)

Marie Kondo star des internets apprend à chacun à ordonner son intérieur et sa conscience, se défaire de l’aspect trop sentimental porté aux objets, aux habits ; les jeter à grosses larmes tout en se disant que c’est pour le mieux.
À côté, des émissions télévisuelles sur le ménage rappellent que le syndrome de Diogène fait ripaille des âmes et coule dans les maisons et appartements où les journaux, les bibelots et autres « au cas où ça servirait" s'entassent sans logique apparente hormis la crainte du manque. 

L’accumulation n’est pas nouvelle. Elle touche les riches et les pauvres. C’est le jeu de la collection, parfois maladive, parfois esthétique, tout le temps nécessaire. Elle rassure sans doute, dit tout d’un être, le compose. Comme si les objets disaient plus sur quelqu’un que le « quelqu’un » lui-même. Exister à travers ses images, à travers la carte postale ou la matriochka pleine de poussière qui est posée sur le buffet de l’entrée.

Ce n’est pas tant à cet aspect de la collection que s’attaque Mona Chollet dans son dernier ouvrage qu’à l’accumulation numérique plutôt. Pinterest, Instagram, Tumblr et les autres réseaux sociaux sont devenus les valises sans fond des collectionneurs goulus. D’un geste maniaque, il y a les tableaux thématiques créés ici et là : chats, soleil, nuages, vêtements, etc. Ils forment sur la toile des tableaux structurés et rassurants pour qui les font... 

Dans un entre-deux entre éléments biographiques et analyses, Mona Chollet parle de cette compulsion iconographique qui, si on prend un léger recul dessus dresse le portrait psychologique d’un individu.
Avec tendresse et élégance, elle se perd dans la contemplation de fenêtres accumulées sur Pinterest. Elle convoque d’autres collectionneurs, pour se ramener à une famille tangible. C’est drôle comme les noms invoqués (Walter Benjamin, John Berger), de « gros noms » finalement, semblent porter en eux toute la crédibilité de l’accumulateur. Un peu comme si c’était une honte. Un monde à soi que pour soi, qu’il faudrait éviter de divulguer.

Je me demande alors, si Mona Chollet en livrant là sa passion des chatons et des vêtements aux lignes minimales, ne se défausse pas, derrière d’autres, d’un hobby qui devrait en rester un, du moins ne pas s’afficher sur le mur des autres. Ou bien son livre n’est-il pas lui-même un rouage de l’agrégat d’images et de symboles qui ricochent depuis le regard de Susan Sontag à celui d’une très vieille scène indienne où une jeune femme court chez son amant sous la pluie. Que disent les allers et retours entre le portrait de la sorcière et militante écoféministe Starhawk et l’image presque banale d’un salon ultra design ?

C’est peut-être du monde, de nous dont ces icônes parlent. De notre nouveau rapport à l’image que l’on entretient. Rapport déjà théorisé par Walter Benjamin dans son célèbre texte l’oeuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité où il prophétisait la perte de l’aura de l’original et le gain de l’image facile, le passage du spectateur au regardeur, du « je » au « jeu » finalement…

Et puis, Sei Shonagon me saute aux yeux.
Et puis, une peinture médiévale accroche encore plus.
Et puis…

Souvenir aussi d’Aby Warburg que Mona Chollet - à mon grand étonnement, n’évoque jamais !! Lui, le plus esthète des accumulateurs. Le plus théoricien, qui traqua dans le flot des icônes, une histoire de l’art par l’image et de l’être. Lui et le fameux atlas Mnémosyne à jamais inachevé, mais qui fut en parti publié par les éditions de l’Ecarquillé…
Et cela dit, Mona Chollet parle de John Berger. Or lui-même est publié aux éditions l’Ecarquillé. Alors quoi ? Quels ricochets demeurent ? Quelles accumulations, liens, arborescences se font et se feront… ?

D’images et d’eau fraîche réussit dans sa manière qu'il a de pointer une source (pour filer la métaphore) et de laisser le regard de chacun s’y poser, tracer sa route, y déceler les cailloux et poissons, y accumuler sa propre expérience, ses propres morceaux d’images, de citations à retenir ou à oublier. D’ailleurs, c’est drôle, mais de citations, je n’en ai souligné aucune, tant absorbée par ma lecture... 

[D'images et d'eau fraîche de Mona Chollet, éditions Flammarion, 19/10/2022
L'oeuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité de Walter Benjamin, éditions Allia ??/01/2003
L'Atlas Mnémosyne d'Aby Warburg, éditions l'Ecarquillé 2012]

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samedi 15 octobre 2022

Byung Chul Han - saisir le temps et le mordre (philo)

Le chemin d’une vie n’a rien de droit. Il n’est même pas un chemin, peut-être un brouillard dans lequel on se dirige à tâtons. En tout cas c’est cette impression que donne le philosophe Byung-Chul Han. Né en 1959 en Corée du Sud, cet étudiant en métallurgie dans une ancienne vie s’est ensuite envolé pour l’Allemagne afin d’y étudier la philosophie. Là, il y développa une thèse sur Heidegger, un penseur qui infuse depuis chaque facette de ses propres réflexions.

Le travail de Byung-Chul Han a ça d’intéressant qu’il prend racine au coeur du présent, par des situations concrètes, notamment l’épidémie du Covid ou notre relation au Smartphone (pour ses textes les plus récents) et les faits lentement glisser vers un état des lieux plus global, une métaphysique identitaire, dirons-nous. On retrouve déjà cette « philosophie à hauteur d’homme » dans le travail de Clément Rosset et de ses questions autour du Réel, qui s’appuyait sur l’histoire d’un Consul dans son texte Le réel, traité de l’idiotie.

Tandis que ses maîtres à penser, dont Heidegger s’écartait du temps concret pour proposer un tunnel métaphysique sur le dasein (l’être étant), Byung-Chul Han lui, fait parti de cette nouvelle vague de philosophes qui copinent avec la sociologie. Nous ne sommes plus, avec ces penseurs issus de la seconde moitié du XXe siècle, dans le statut d’un philosophe écarté de la masse comme l’idéal Antique, au contraire. Nous avons là un acteur, à la fois dans sa vie (il est professeur de philosophie dans une école d’art à Berlin) mais avant toute chose dans sa manière de développer ses concepts. Il s’appuie régulièrement sur ses propres expériences de vie (à la manière d’un Wittgenstein et son obsession pour le penchant impérieux de la philosophie) et explique par la suite sa pensée.
Pédagogue, sans nul doute, il est également un fin analyste des situations sociales de notre époque et de ce qu’elles disent de nous en tant qu’être humain.

Dans son texte tout juste paru : La société palliative, Byung-Chul Han invoque l’algophobie soit la peur de la douleur et l’inscrit dans le contexte post-Covid, pour en tirer une réflexion mordante sur la capacité de nos gouvernements à endormir notre rage d’être. Les restrictions imposées ont éloigné les hommes les uns des autres, lancé l’individu dans une sorte d’état de survie. Et la survie cherche le confort à tout prix, du moins évite la souffrance.
Voilà où nous en serions : des êtres aux battements de coeur monocordes qui courent après un luxe matériel où les émotions ne doivent pas être excessives.
La couverture du livre illustre parfaitement la thèse dégagée ici : un cardiogramme qui fluctue, en piques. On ne sait plus comment se gérer entre besoin d’apaisement et colère face à la situation du monde actuel.

Mais Byung-Chul Han va plus loin et pose sur la table une réflexion pertinente : la peur de la douleur nous dirige vers une injonction au bonheur. Le phénomène du bodypositive, la montée sur les réseaux d’influenceurs lifestyle toujours prompts à partager des valeurs positives, à nous pousser à faire du sport, à manger healthy (sain), à nous accepter comme nous sommes… Sommes-nous réellement libres d’être heureux, d’être bien dans notre corps ou n’y aurait-il pas plutôt une interdiction à la déprime, aux complexes et à l’amertume ?

« Motivation de soi et optimisation de soi rendent le dispositif du bonheur néolibéral très efficient, car la domination se déroule sans aucune dépense notable. Le soumis n’est même pas conscient de sa soumission. Il s’imagine en liberté. Il s’exploite volontairement sans aucune contrainte étrangère, persuadé qu’il est de se réaliser ainsi. » (p.17)

La société néolibérale est un tunnel à l’auto-exploitation souriante.
C’est une mélodie entêtante déjà croisée dans les livres dystopiques. À croire que de dystopie, nous y sommes déjà !

[La société Palliative de Byung-Chul Han, éditions PUF, 12/10/2022
Le réel, traité de l'idiotie de Clément Rosset, éditions de Minuit 2004
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vendredi 14 octobre 2022

Ma production plastique : Si le cocon cache le Minotaure

 


SI LE COCON CACHE LE MINOTAURE
2021 - Série de 26 dessins, 23x30cm, crayons de couleur sur papier.

Les textes ci-écrits viennent directement du verso des feuilles



A


Le Minotaure dans son labyrinthe n’est pas l’envahisseur. Il est là en roi sur son domaine et c’est « l’autre », en venant qui détruira l’harmonie.

Des cocons... C’est une manière de naître, avec lenteur, isolé du bruit des autres, au-dessus des montagnes. Chacun retient son souffle, tandis que seuls les cocons respirent. D’affreuses choses peuvent en sortir.
Tout sera lourd. La naissance n’a rien de beau. C’est beaucoup trop organique et sanguinolent. La naissance est bouillonnante. Seul le cocon lui, est beau. Il est asséché, craquant et chaud. Seul le cocon vaut quelque chose.

Je ramasserai ces morceaux qui tombent sur le sol. Je reconstituerai ces cocons vides, troués et dans leurs creux, en apprécierai les vides.









B


Harassé oui, par le temps. Il tournait en rond, incapable de trouver la moindre solution à son malheur. Parce qu’il est Minotaure, il est voué à perdre face à l’amoureux d’Ariane.

... C’était à Emmaüs, là où il y a les carnets de brouillon et quelques pauvres stylos qui ne marchent plus. Au regard ce sont accrochées des feuilles de répertoires.

Comment résister à l’appel des lettres sur fond rouge ?

En dessinant dessus, il y a ce sentiment de faire vivre le papier, de lui donner sa réelle valeur, un peu comme si on taillait un diamant brut.

C


Avoir des idées. Question de l’idée et non la question du concept.

Minotaure, dehors !

Tout ça part d’une nécessité. Le dessin, la réflexion menée sur l’art, tout ça n’est pas choisi. C’est quelque chose qui surgit à soi et en soi au jour le jour, ce qui peut générer une fatigue incroyable. Jamais la pensée de l’art ne quitte la tête et le corps. C’est lourd, vampirisant. Où se situe le repos lorsque même en voyage, même à la terrasse d’un café, les questions ne cessent d’être ressassées ?
Des envies d’art.
Et chaque pas dans la rue est un souffle pour la production. Et chaque conversation aussi. Le mouvement de la vie est voué à l’art. C’est à la fois suffoquant et passionnant.
Les creux dans la terre prennent leur sens à partir du moment où on leur insuffle des descriptions sous-jacentes.

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