Sous un soleil en noir et blanc, beau à se dorer la pilule, beau à refléter la lame d’un couteau mortel. L’un comme l’autre, ne sont-ils pas voués à la même absurdité ? Aimer, désirer, contempler, tuer. Meursault a la réponse toute faite à cette question : un haussement d’épaule, un « je ne sais pas » auquel Bartleby, issu de la même engeance dirait qu’il préfèrerait ne pas.
C’est beau.
Beau et charmant oui, parce que le soleil c’est aussi le lieu où la pauvreté est plus agréable. Et qu’ils sont beaux dans leur misère ces orientaux. Alger au milieu du XXème siècle est sans doute un tableau idéal de français qui peuvent se pavaner à la fois dans le luxe des bains, des immeubles à l’occidentale, tout en éprouvant une sorte de paternalisme face au charme oriental de l’Algérie.
C’est difficile à entendre, non ? En 2025.
La position de Camus vis-à-vis de l’Algérie a toujours été complexe. Fils d’un pied noir qui ne saura jamais prendre réellement position sur le comportement colonialiste de la France et qui, par L’Etranger pose ses grosses savates et interroge encore aujourd’hui : pour qui il se prend cet étranger qui tue un arabe ? Ou plutôt, pour qui il se prend ce français qui n’a pas pleuré maman ?
Passer du livre au film
Qu’importe la question que vous choisirez — le livre en pose beaucoup, il faudra bien que chacun y trouve son propre axe et réponde tout seul à ses interrogations. Parce qu’encore une fois, si L’Etranger interroge, il n’est là que pour poser une somme de constats. Il laisse Meursault voguer au gré de son pessimisme, en pure abstraction littéraire, un objet philosophique sur pattes, loin d’être incarné.
Et c’est par là qu’on touche au coeur du livre et de sa difficulté à être abordé en tant qu’objet cinématographique. Aucun des personnages n’est véritablement incarné. Ils sont tous des choses stéréotypées, des objets philosophiques qui abordent tous une manière d’appartenir à l’existence. Ils n’ont pas de passé pas plus qu’ils n’ont d’avenir. Leurs mots sont des fulgurances dans le texte (et Camus est doué dans la punchline littéraire).
On pourrait dire que c’est un véritable cadeau à monter en images, parce que ce livre donne l’occasion à un cinéaste de créer sa propre version de Meursault, de donner son propre souffle au geste de la mort. C’est aussi suffisamment abstrait pour supposer les lieux, récréer une Alger à son goût, ses rues et ses intérieurs.
En miroir, L’Etranger est un poison. Le livre pèse beaucoup dans l’inconscient français. Presque tout le monde a lu le livre à l’école et en a un souvenir flottant où maman est morte un jour, comme ça, où un arabe a été tué sur une plage, comme ça. On s’attend tous à quelque chose, on est curieux à l’idée de voir Meursault, cet espèce de dadet mutique, devenir réel.
L’impossible interprétation du silence
Mais voilà, Meursault souffre de ce qu’il est : un concept. Il n’a pas vraiment de corps et ses paroles font difficilement mouches dans un dialogue réel. Si je ne doute pas du travail que Benjamin Voisin a fourni dans son interprétation, il peine à exister à l’écran. Du début à la fin, on y croit pas. Son jeu tient du poseur, d’une sorte d’adolescent qui se regarde jouer, avec une moue boudeuse sur les lèvres et qui, dans un certain sens paraît se trouver assez cool, à sortir les répliques de Camus.
Dans la même veine, Pierre Lottin tire sur la corde de son exécution, en fait des caisses de façon beaucoup théâtrale, sorte de Fernandel au milieu du cirque algérien.
Finalement seule Rebecca Marder tire réellement son épingle du jeu, dans la justesse de sa Marie. Bizarrement c’est aussi l’un des seuls personnages qui s’est vu offert une promotion dans son passage du livre (où elle est quasi-inexistante) au film (où elle devient centrale).
Qu’apporte cette adaptation ?
Cependant, je ne dirai pas que le gros soucis du film se tient sur sa base de personnages en roue libre. Le problème est ailleurs, une sorte de gêne en tant que spectateur à ce qu’est cet objet filmique.
Où veut en venir Ozon ? C’est ma grande question.
Adapter Camus, c’est se confronter obligatoirement à l’Algérie colonisée, à la position politique qu’a tenu Camus (ou n’a pas tenu) et surtout à ce qu’est l’Algérie ces 80 ans plus tard. On ne peut pas juste proposer une retranscription mot à mot de l’Etranger. On ne peut pas faire un joli tableau en noir et blanc qui, aussi esthétique et économique qu’il est, fait du film une sorte d’énergumène bancal.
Et si je parle de transcription mot à mot, j’entends par là qu’Ozon a ramassé chaque ligne de dialogue (et il y en a peu) et les a fait réciter à son casting.
Et après ? Pas grand chose.
Des bizarreries qui ne vont pas au bout : son plaisir à insérer quelques plans très homo-érotique au long du film. Pourquoi pas. Une lecture sous le prisme d’une homosexualité refoulée de Meursault, une critique de la vision très occidentale du bel arabe aux yeux de biche, je suis totalement preneuse. Mais non, le film avorte ça, rendant absolument gratuit sa caméra toute sensuelle sur l’aisselle et l’oeil noir de « l’arabe » du livre.
J’ai cru également à une critique de la ségrégation au sein d’Alger, avec ses arabes réduits au rang d’indigènes. Et il y a avait matière à parler de ça. Les nouvelles générations de chercheurs ouvrent enfin les vannes sur cette histoire balayée par la France. Il existe de plus en plus de livres, d’articles ou de témoignages sur ce noeud historique.
Mais non et toujours non.
On pourra arguer que le cinéaste n’est pas obligé de prendre partie d’un côté et de l’autre. Soit, mais alors pourquoi débuter son film sur la description d’une Alger colonisée ? Pourquoi donner un nom à l’arabe du livre ? Pourquoi lancer ses miettes pour mieux partir en courant ? Une drôle d’impression qu’Ozon a peur de ce qu’il pourrait dire, peur de fâcher ceci ou cela en osant dire quelque chose. Ça et puis le sentiment d’une fascination d’un autre temps pour la misère orientale.
Parce que le film est gênant dans sa manière de faire de tout ce à quoi il touche, une scène pittoresque de l’Algérie. Les gamins miséreux qui jouent au ballon, c’est si charmant. Des femmes voilée de blanc qui se baladent entre elles au milieu de dames occidentales, comme c’est bucolique. Tout à l’air d’être vu par un vieux colon français.
Est-ce une manière de prendre le parti de Meursault ? Peut-être, mais comme le film ne va jamais au bout d’un concept ou d’un autre, on finit, en tant que spectateur à combler les trous.
À la fin du Cinexperience, François Ozon a dit qu’il serait très heureux si après avoir vu son film on voulait relire L’Etranger de Camus. Relire un livre après en avoir vu l’adaptation est une chose commune. Cependant, relire le livre parce que le film est à ce point là casse gueule et truffé d’incohérence que nous sommes obligés, en tant que spectateur, de reprendre depuis le début le maillage premier, c’est autre chose.
Alors oui, cette adaptation m’aura au moins donné le goût de rouvrir mon Camus, de reprendre depuis le début l’itinéraire de cet auteur compliqué. Il m’aura aussi donné envie de me replonger tête la première dans toute l’histoire coloniale de l’Algérie et de réfléchir à ce qu’elle est aujourd’hui. Mais pas pour les bonnes raisons.
Cette adaptation enfin, manque de justesse parce qu’elle n’apporte pas grand chose au livre. C’est un film somme toute assez tiède qui ravira peut-être ceux qui n’ont pas lu le livre ou qui ne s’interrogent pas vraiment sur l’Algérie. Pour les autres, comme moi, j’imagine que le film est assez crispant et manque soit de générosité soit d’une audace réelle.
[L'Etranger de François Ozon, sorti le 29/10/2025 L'Etranger d'Albert Camus, éditions Gallimard, 19/05/1942 Emmenez-moi de Charles Aznavour, 1967]
L’art en cheval de guerre et ce depuis longtemps. Depuis l’enfance, depuis le ventre de la mère. Tout le monde y est sensible à différents degrés. Un conte magnifique, n’est-ce pas ? Alors qu’il n’est qu’un faux-semblant ; une forêt qui cache une réalité moins gaie et beaucoup plus sarcastique. L’amour de l’art est une culture, un apprentissage dont le plafond de verre est le même que celui qui se cache derrière le terme de « méritocratie. »
Il va falloir qu’on s’explique. Partons de Bourdieu, tient.
Sans être axée sous le prisme franco-français, l’analyse sociologique que l’on trouve ici, parcourt la France, certes, mais aussi la Hollande, la Grèce ou encore la Pologne, pour dresser ensuite le portrait des visiteurs des musées. Qui sont-ils ou plutôt, qui sommes-nous, nous marcheurs du White Cube ?
Des bourgeois, des faiseurs d’habitus !
Les classes populaires (ouvriers, agriculteurs) sont, on ne s’étonne pas, les grandes oubliées. Les étudiants, les retraités font la part belle, c’est un fait, mais en plissant les yeux on remarque qu’ils ne viennent pas de n’importe où. Le minimum du baccalauréat, voire les études supérieures et la bien sûr la catégorie socioprofessionnelle des parents, élevée.
On ne nous apprend rien. On le sait, dans notre quart de siècle, que les musées ne sont pas accessibles. Parce que ça coûte cher parfois, ça nécessite du temps et il faut pouvoir y accéder.
Quelques témoignages, égrainés au fil des pages, nous montrent le malaise de ceux qui n’ont pas les codes. Ils voudraient des fléchages, plus de pédagogie et même un conférencier pour leur expliquer. À contrario, les initiés eux, se plaignent qu’il y ait trop d’indications. Pour eux, la visite du musée est une liberté, une flânerie, une rêverie.
Mais pour qui est cette rêverie en fait ?
Il faut se mettre à la place du monsieur-tout-le-monde, qui arrive au musée, sans avoir l’oeil affuté. Il erre de tableau en tableau aperçoit un petit cartel qui l’informe succinctement sur le titre, la date et la technique. Avec un peu de chance, le musée a été jusqu’à en quelques paragraphes, sur les murs, une brève histoire de la vie de l’artiste présenté.
Est-ce que ça suffit ? Savoir qui est Rothko est-ce que cela aide à s’émouvoir devant un Rothko ? J’aurai bêtement envie de dire qu’il faut même passer outre ça et juste se planter devant la toile et s’émerveiller de l’aplat. Mais s’émerveille-t-on aussi facilement ? Certains argueront qu’on a bien su adorer les icônes représentants Jésus. Le raccourcit est trop facile, de la même manière qu’on essai de faire croire au monde entier que l’art est pour tout le monde. Ce qui me semble être un ignoble mensonge.
En se dégageant d’abord de notre regard occidental et prenant appui sur Les formes du visible de Descola, nous serons bien forcés de constater que l’imagerie du monde n’appartient pas à ce que nous reconnaissons de prime à bord. Il y a quelque chose qui va au-delà de nos grands tableaux exposés au Louvre. Des arts que nous ne comprenons pas forcément, qu’ils viennent du fin fond du Vietnam comme de la culture Bambara. Tout le monde n’a pas la finesse pour apprécier le caractère de ces cultures. Par manque de connaissance, d’esprit critique ou d’ouverture. D’ailleurs il suffira de voir l’aile africaine du Louvre et la tranquillité de ses allées, alors même que l’art grec lui, réunit une masse noire de touristes.
Pourquoi ? Tout simplement parce qu’on nous a appris à apprécier les arts occidentaux depuis l’enfance et plus particulièrement ce qui est figuratif. Les sculptures de Michel-Ange, les tableaux de Velázquez ou Delacroix font parti de notre quotidien, de nos livres d’histoire. Nous les avons digérés, intégrés.
Or comme nous le rappelle le livre page 81 : « dépourvus de catégories de perception spécifiques, ils [les non-initiés] ne peuvent appliquer aux oeuvres d’autre « chiffre » que celui qui leur permet d’appréhender les objets de leur environnement quotidien comme dotés de sens. »
Tout le problème se situe donc au niveau de ce noeud : l’éducation. La jeunesse manque cruellement d’une véritable pédagogie autour de la construction critique du regard, qui l’empêche de développer une réelle approche des oeuvres au-delà d’un « c’est beau » / « c’est pas beau » ou pire, qui se borgne à chercher dans une image abstraite, le reflet d’une perception figurative à la manière d’un test de Rorschach.
Les arts même s’ils apparaissent sous le nom « d’arts plastiques » au collège, sont relégués en arrière plan. Ils sont devenus une manière de singer l’art, avec cette étrange façon de demander aux professeurs de développer la créativité et l’expérimentation de leurs élèves, sans leur donner l’appréhension réellement technique de l’art, finissant par transformer ça en cours d’art thérapie ou de développement personnel. À croire que l’apprentissage académique du trait et de l’histoire des arts seraient une aberration.
À force de refuser de voir les arts comme un réel apprentissage, aussi complexe que sont les mathématiques ou l’histoire, on en arrivé au point où nous devons constamment nous confronter à des stéréotypes qui visent à considérer que l’art contemporain est « content pour rien » ou que « mon enfant de 6 ans pourrait le faire. »
Si on enseignait mieux l’histoire des arts, il serait plus aisé pour les visiteurs de comprendre que pour en arriver à l’abstraction d’un Nicolas de Staël ou à la simplicité d’un geste de Fontana, il a fallu avant cela digérer tout un pan de l’histoire de l’Art, le défaire et réapprendre au regard l’usure du monde, jusqu’à l’usure de nouveaux paradigme.
Mais pour cela il faudrait bien évidemment arrêter de prendre les professeurs d’arts plastiques du collège pour des guignols juste bon à faire faire des DIY à leurs élèves ou à expérimenter sans jamais rien inculquer derrière. Alors peut-être qu’enfin la vision mélodramatique de l’artiste bohème ou celle de « l’art est une passion et pas un travail » s’effilochera devant le regard de spectateurs mieux avertis et plus agisseurs que regardeur passifs.
Mais avec des si je referais bien le monde.
(oui j’ai des griefs contre les arts plastiques au collège, non contre les professeurs qui font ce qu’ils peuvent avec ce qu’ils ont, mais une partie du rectorat qui a l’air d’avoir une vision de l’art façon le sketch des inconnus sur l’Artitste.)
[L'amour de l'Art dePierre Bourdieu & Alain Darbel éditions de Minuit, 1966 Les formes du visible de Philippe Descola, éditions du Seuil 02/09/2021 Lucio Fontana en train de créer une toile, 1962]
On dit que l’ennui est la porte ouverte sur l’imaginaire et la rêverie. Qu’il nous en manque aujourd’hui, parce que nos existences sont trop rapide. Les enfants ont trop d’occupations et les adultes sont voués à courir après le temps. Métro, boulot, dodo, la rengaine du pathétique par excellence est devenue une roue de hamster de laquelle il est bien difficile de s’extraire.
Combien rêverait de pouvoir faire un pas de côté, de se défaire du flot de divertissements et du numérique. Prendre du temps pour soi, revenir à une forme de nudité existentielle.
Même les moines cisterciens n’y résisteraient pas, des dollars dans les yeux devant la recrudescence des envies monacales de notre ère.
Le fantasme de la vie simple et des déserts sont l’apanage de celui qui n’y est pas. Mais c’est ce qui permet également d’être coi devant un documentaire de Wáng Bīng où la misère humaine frôle le sublime. Parce que L’homme sans nom l’est justement.
Sans mot, sans nom. Notre gardien du silence, nous le suivons. On essaie de se faire discret même si parfois son regard vers la caméra nous rappelle qu’il sait qu’il n’est pas seul. On s’excuserait presque d’être là. Il faut retenir son souffle et ça, alors même qu’on ne fait que regarder un écran.
Sur la route d’une Chine anonyme, de poussière et de sentiers vides, notre homme marche.
Sorte de céleste clochard, avec ses godasses et sa vieille chapka, il fourre à l’aide d’une pelle, du crottin de cheval dans un sac de chantier. Le ton est donné : l’homme christique, nous allons l’accompagner dans le menu de ses gestes, de ses activités. Il tasse la terre, casse du bois, ramasse des trucs ou prépare des soupes de légumes accompagnées de riz. C’est banal au point d’être oubliable.
Mais le rien chez Wáng Bīng devient une fascination à la frontière du voyeurisme. La beauté réside dans sa capacité à ne jamais dépasser la ligne. Parce qu’il n’y a pas de mot, pas de nom. Parce qu’il n’y a pas de jugement, alors même que le cadre nous a appris qu’aucune image n’est neutre.
Alors politique ? Poétique plutôt. Dans la façon dont la caméra se tient humblement au milieu de la tanière troglodyte de notre errant. Il retire enfin sa chapka. Son visage est vieux mais aussi sans âge et finalement se sont des doigts noirâtres et épais, fourrés de mitaines qui en disent le plus. Ça et ce bol ébréché jusqu’à l’os dans lequel il mange son riz. Un sens des détails, jusqu’à la fortune de ces sacs en plastiques qui décorent son antre.
92 minutes pour cueillir l’essence d’une existence. Suffisamment pour l’avoir à jamais dans notre paysage mental et mais pas trop pour ne pas tomber dans le regard vulgaire d’une personne aisée qui fixerait un marginal.
L’errance est une grâce qui n’est pas donnée à tout le monde et qui ne se cultive que par l’abnégation du soi, pour le monde. Cependant, ne tombons pas non plus dans l’arrogance occidentale qui nous pousse à lever la misère en poésie lorsqu’elle ne vient pas de chez nous.
La pauvreté est filmée dans son labeur. On l’admire, mais on ne voudrait pas être à sa place. Le dénuement et la solitude de cet homme sans nom est également une critique d’une société qui balaie et dépose sur le bord de la route ses marginaux.
Comme d’habitude Wáng Bīng n’hésite pas à remettre sur le devant de la scène ce que la puissance chinoise tente de cacher. De marginaux, en couturières ; de vieillards jetés en hôpital psychiatrique jusqu’aux abandonnés du désert de Gobi. Tout autant de portraits, qui font la splendeur et la misère de la Chine.
Alors on est là, coupable d’aimer le minimalisme de ses documentaires, d’éprouver leur longueur (parfois jusqu’à 9h00). Dans la position d’un spectateur qui n’a que peu de marge pour agir sur ce qu’il voit, il ne nous reste que le pouvoir de l’oeil à faire archive et à ne pas oublier.
C’est comme un manque d’air. Une gêne profonde lorsqu’on voit un film comme celui-ci. Parce qu’il date de 1952 et qu’on le visionne en 2025 en se disant que finalement, les problèmes sont toujours les mêmes et que l’histoire de nos vieux se répète inexorablement et ce même 77 ans plus tard.
Umberto D est un petit retraité de la fonction publique italienne. Il est comme des milliers d’autres, à manifester sans trop de succès, en suppliant avec ses comparses pour l’augmentation de sa pension.
Juste 20% de plus, disent-ils ! Juste ça pour rembourser ses dettes, se loger, manger.
Umberto n’a pas de famille. Personne pour veiller sur sa carcasse vieillissante. Et lui-même a un chien, Flike, un petit Jack Russel bien dressé qui est à la fois une charge car il faut s’en occuper et le nourrir mais aussi son seul compagnon.
Umberto voit peu à peu se resserrer l’étau autour de lui. Son dernier rempart face au drame de l’après-guerre reste sa petite chambre au papier peint baroque d’où sa logeuse souhaite le jeter, pour transformer l’appartement. Pour le pousser dehors, elle fera d’abord coucher un jeune couple dans son lit, puis oubliera toute subtilité, envoyant ses ouvriers faire des travaux dedans, arrachant le papier peint et perçant même le mur.
Alors, notre pauvre vieux n’aura plus rien, que la rue.
La femme de ménage de l’appartement où il vit, se prend de pitié pour lui ou plutôt, partage une existence pathétique comme Umberto. Enceinte d’un des soldats avec qui elle a eu une aventure, cette encore toute jeune femme, vit ses derniers mois d’innocence où il s’agit pour elle, de ne prendre soin que de sa propre personne.
Elle, qui vit encore dans un entre-deux, sont lit même étant un lit de camp posé dans le couloir, est toujours montrée, enfermée dans des espaces clos de la vie ménagère : une cuisine, une chambre, un hôpital. Même lorsqu’elle est dehors, elle est réduite à la tâche : un marché.
Umberto n’en est pas en reste. Et le film ne nous offre jamais un espace de liberté. La camera nous refuse le ciel pour nous laisser face à des murs gigantesques, des colonnes qui n’en finissent pas et Umberto, toujours là, frêle silhouette accompagnée de son chien.
On pourra reprocher au film sa tendance au pathos à cause même de la présence du chien, Flike. La pauvre bête ne doit sa survie qu’à son maître qui lui-même en est réduit à souhaiter mourir. Mais quoi faire du chien ? L’abandonner à un chenil ? À une famille bourgeoise ? Ou mourir avec lui, tout bonnement. Peut-on être à ce point là égoïste et entraîner dans sa chute ses compagnons ?
Sans jamais juger les choix de son vieux, Vittorio De Sica se fait plutôt l’ombre discrète d’une Italie qui ne se mélange pas et où la misère côtoie l’autre monde sans y toucher.
Et Umberto D, qui fut un de ces hommes du grand monde, est incapable, malgré sa misère d’oser l’aumône. Lui qui a gagné sa vie avec honnêteté, lui l’homme de la fonction publique porte son chapeau avec l’élégance de ces vieux qui se refusent à tout déshonneur.
Laissé sur le bas de côté du monde, oublié par son pays, il n’est plus rien, pas même une fourmis travailleuse.
Sans donner de solution, Sica pose plutôt un constat historique et Umberto D est un simple prélèvement sur une journée ou deux d’un pays d’après-guerre qui a encore du mal à tenir en équilibre sur ses ruines.
Le nom de famille est une drôle de fable qu’une série d’individus se transmettent pour mieux se regrouper autour d’une histoire prétendument commune, du moins tirée d’un seul fil. Cela prévalait encore — à vue de nez — avant le XIXe siècle, lorsqu’on naissait et mourait, au mieux, à quelques kilomètres de son village natal. Et encore, cela concernait principalement les lignées paysannes, les petits commerçants. D’autres eurent moins de chance dans cette quête de stabilité : les persécutés, les voyageurs, les contraints. Tant qu’ils restaient sur le sol national, il était encore possible pour les descendants de se raccrocher à quelques traits physiques : le cheveu châtain, le teint bronzé, admettons. Mais encore, qui n’a pas un ami au sang breton, à l’œil si clair, ou entendu parler d’un aïeul qui ramena un peu de son teint olive dans le tracé de l’ADN ?
Le nom est une fable.
Cette fable, recensée avec minutie lorsque les populations augmentaient dans les pays, a pris un tournant brusque lors des drames successifs depuis la fin du XIXe siècle. Les bombardements, les déplacements multiples ont détruit à la fois les structures administratives mais aussi la transmission orale. Ils ont camouflé la réalité des corps en danger.
Certaines régions ont toutefois su préserver leur histoire. Strasbourg, par exemple, a bénéficié de la rigueur allemande dans l’enregistrement des faits et gestes de la population locale : naissance, travail, mariage, décès. Ainsi, dans son livre La Maison hantée, lorsque Michèle Audin s’installe dans cette ville à la trentaine, elle peut aisément retracer l’histoire de son immeuble : qui y a vécu, qui y a fait quoi. La superposition factuelle des mariages et des noms de famille découverts lui permet de dresser le portrait de ces petites gens, ahuris face à la montée de la guerre et au rejet. Tout en glissant subtilement quelques brins de son propre quotidien, Michèle Audin interroge sa propre vie — et la nôtre aussi. Qui sommes-nous, d’où venons-nous ? Elle se perd dans les mémoires endormies, tire tant bien que mal les récits romanesques d’un couple ayant vécu dans son appartement. Elle frôle même le voyeurisme en esquissant en quelques lignes le quotidien d’une famille alsacienne du XXe siècle.
Mais elle n’est pas la seule à vouloir percer ces minces lignes d’archives. Vanessa Springora s’y attelle également, avec plus de hargne, son cœur et son corps condamnés à la fable de son propre nom de famille. Patronyme, son dernier livre, explore et réinterprète le nom de famille, de sa linguistique la plus brute à ses modifications et arrangements. En quête de l’identité de son père, elle remonte la piste de son grand-père. Pour saisir les mensonges de cet inconnu, mort dans la médiocrité, elle déroule peu à peu l’histoire honteuse des Springer. Un voyage à Prague, des larmes pour avoir manqué l’occasion d’interroger les anciens… Tout cela pour tenter de rétablir sa filiation.
Vanessa, comme Michèle, s’efforce d’imaginer l’histoire de ces gens ayant traversé le XXe siècle et la guerre mondiale. Les trains empruntés, les différents logements habités.
Mais cette enquête met surtout à jour la force d’un jeu de dupe. La capacité qu’avait alors un homme pour manipuler sa propre histoire pour l’adapter aux modes de l’époque. Springer, Springora… Josef, Joseph. Le passage de l’Est à l’Ouest est un Styx où la descendance se perd.
Il n’est pas étonnant que la fameuse « troisième génération » soit prostrée, angoissée par la perte de ses racines. Dans la fange remuée par Patronyme, j’ai personnellement été saisie par le mensonge des noms de famille. Pour accompagner l’autrice j’ai travaillé en parallèle sur ma propre famille et suis tombée des nues en voyant qu’un nom qui nous paraît si solide dans notre administration actuelle, n’être qu’une couverture cousue de fil blanc. Des allemands embêtés se trafiquaient des noms français, des juifs se glissaient dans la peau d’un chrétien polonais au profil anonyme…
La mer de nos savoirs s’est fendue en deux et avec elle grandit la difficulté de se retracer depuis le XXe siècle. Les déplacements de l’Est, mais surtout le silence prolongé des survivants de la guerre, ont éteint une mémoire que des livres, des films et où le Mémorial tentent de maintenir.
Et bien sûr je repense à cette phrase culte d’Adorno : « écrire un poème après Auschwitz est barbare ». Il me semble même que parler après Auschwitz l’est tout autant. Les langues se sont tues, il est devenu malvenu de remuer ces vieilles histoires. La mythomanie est le refuge d’une seconde génération, se drapant dans un passé glorieux ou une histoire romanesque pour mieux construire son présent. Est-ce ridicule ou, au contraire, un héroïsme teinté d’excentricité ?
Et je m’interroge encore sur la fable des noms de famille… Que transmettre aux enfants qui viendront après nous ? Devons-nous chercher à tout prix la moindre parcelle de vérité, ou pouvons-nous, nous aussi, nous inventer ? Vivre sa vie et son passé comme un roman ou comme une archive régionale ? Je ne sais pas encore, pas plus que je ne sais s’il existe un repentir pour les menteurs, les malfaisants, comme pour les honnêtes gens.
[La Maison hantée deMichèle Audin, éditions de Minuit, 02/01/2025 Patronyme deVanessa Springora, éditions Grasset, 02/01/2025 Portrait d'Adorno]
Une caméra posée au milieu d’un bois, et voilà toute la montagne qui prend des airs de confessionnal à ciel ouvert. L’oreille attentive devient celle de la nature et de ceux qui, bon gré mal gré, nous accompagnent. Mais pour ceux qui ont déjà goûté aux joies de la randonnée, il est évident que la parole diminue rapidement, et que chacun finit par se replier en soi-même. La marche devient alors un acte ascétique, de souffle, de sueur, d’observation des limaces, et l’on se dit que les choses simples sont pleines de mystère et que mon dieu oui, les pâtes lyophilisées sont incroyables.
En surface, Good One est un film très simple, presque sobre, avec des plans capturant ici et là des fragments de nature de manière presque anecdotique. Très vite, il devient évident que la montagne est un prétexte pour créer un huis clos où évolue un trio mal assorti : un père (Matt) qui entretient un dialogue quasi inexistant avec sa fille (Sam), une adolescente mutique, et un ami du père (Chris), un homme en instance de divorce, en pleine crise existentielle.
Porté par de rares dialogues et une multitude de non-dits, Good One tient ses personnages sur le fil du rasoir. Du début à la fin, nous sommes dans l’attente d’une explosion, d’un dérapage. Aucune phrase n’est laissée au hasard ici. Tout est construit pour nous offrir, avec très peu d’éléments, la possibilité de dresser le portrait des trois protagonistes.
Cependant, malgré ses décors et ce théâtre à trois voix, Good One n’a rien d’un long-métrage poétique comme on aime parfois qualifier les œuvres que l’on ne saisit pas entièrement. Il y a quelque chose de trop âcre, de trop sombre dans ses sous-entendus. En dévoilant les failles de chacun, le film s’approche de la satire sociale, une satire qui se révèle uniquement à un regard patient.
Et se proposant d’être plus proche de Sam, c’est peu à peu son regard à elle que la caméra épouse, allant jusqu’à nous faire ressentir son malaise et cette oscillation déjà contenu dans le titre "good one" qui signifie bien vu/bien joué. Trait d'humour et rire jaune pour elle et nous, que le générique de fin (ci-dessous) viendra marteler une dernière fois, tenant en quelques paroles toute la solitude de Sam...
La même semaine au cinéma (mercredi 6 novembre 2024) sortaient en salle L’Affaire Nevenka, un biopic relatant une affaire de harcèlement sexuel dans la politique espagnole des années 90, et The Substance, un digne représentant du body horror des plus truculents. Bien que diamétralement opposés, ces deux films traitent pourtant d'un même sujet : l’image de la femme.
Entre flashs stroboscopiques et musique techno à se mordre les lèvres de manière suave, The Substance nous rappelle, en deux heures intenses, qu’être une femme de plus de 50 ans équivaut souvent à être mise au placard. Ménopause, seins qui tombent, pattes d’oie, cellulite : autant de réalités que le patriarcat semble voir d’un mauvais œil.
Elisabeth Sparkle, star hollywoodienne au nom scintillant, est écartée de manière brutale de ce monde de paillettes qu’elle a toujours côtoyé. Trop vieille, plus assez belle, désormais inutile selon un lointain cousin de Denethor sans doute (du Seigneur des Anneaux), qui a abattu les trois quarts des mysophones de la salle à sa première apparition. Heureusement pour elle, Elisabeth met la main sur une substance étrange qui lui permet de donner naissance à la meilleure version d’elle-même : Sue, un double sexy et surtout… jeune.
Beauty Water, un film d’animation coréen sorti en 2020, utilisait un procédé similaire : un liquide dans lequel une jeune fille peu attirante devait se baigner pour obtenir un corps parfait. Dans les deux cas, les utilisatrices devenues sublimes et validées par la société choisissent de ne pas suivre les règles, et dès lors, sombrent irrémédiablement dans la disgrâce physique et psychologique.
Malgré l’horreur des corps altérés, il y a quelque chose de fascinant à suivre ces personnages qui se précipitent vers leur perte, totalement accros à leur nouvelle vie. Les actes extrêmes auxquels elles se soumettent ne sont pas si différents de la réalité. On peut faire un parallèle avec la chirurgie esthétique : aiguilles et substances aux effets parfois obscurs sont quotidiennement employées pour gommer les imperfections, créant de véritables addictions.
Martelée par l’image de jeunes femmes à la plastique parfaite, Elisabeth, comme tant d’autres femmes, finit par se détester et grossit l’ampleur de ses propres imperfections. Ce XXIe siècle semble celui de la dysmorphophobie, cette vision altérée de son propre corps. La scène la plus marquante du film, selon moi, n’est pas celle d’une énième esclandre de body horror, mais celle où Elisabeth se contemple dans le miroir, tentant de s’embellir pour son diner avec un vieux camarade, jusqu’à ce que surgisse en boucle le regard de biche et la bouche de rêve de Sue.
Cependant, une chose me chagrine dans ce long métrage. Malgré la qualité des images et les références à n’en plus finir à Kubrick, Society, Cronenberg et autres maîtres du body horror, je me suis demandée tout du long ce que The Substance cherchait vraiment à dire pour mériter la palme du scénario. Soyons honnêtes, le film ne fait que tirer sur l’ambulance. Nous savons tous que la société est dure avec les femmes, que le cinéma et la télévision flirtent dangereusement avec la sexploitation. Tout cela est évident. Bien qu’il soit pertinent de l’exposer jusqu’à la nausée, je regrette l’absence de réelle profondeur dans le personnage d’Elisabeth, avec qui nous restons finalement en surface. Deux sursauts d’audace, liés à sa peur de la solitude et à son auto-flagellation, sont finalement noyés sous les effets de style et les hectolitres de sang.
De plus comme le film ne fait que plonger encore et encore sans jamais s’écarter de son rail, je ne vois pas trop quelle morale en tirer. D’autant que jusqu’au boutisme le personnage d’Elisabeth est humilié. On repassera plus tard pour redorer l’égo des femmes hein.
Cela dit, bien que je sois dure avec ce film et que je remette en question la profondeur de son scénario, paradoxalement, je ne peux nier qu’il soit mille fois plus percutant qu’Anora qui lui, a remporté la palme d’or à Cannes. Mais ça n’engage que moi !
[The Substance deCoralie Fargeat, 2024 Beauty Water de Cho Kyung-Hoon, 2020]
Un fossoyeur dépressif, un acolyte aux airs de benêt qui ne s’exprime que par un gna quasi christique… Dellamorte Dellamore est un film italien de 1994 sorti de dessous les fagots, sorte de fable ubuesque où les morts se réveillent sept jours après leur décès et sont abattus par un fossoyeur plutôt efficace !
Au-delà de questionner notre conception de la mort à travers le prisme du zombie ou d’explorer le genre avec une perspective sociétale, Michel Soavi propose ici un aspect plus philosophique et étrange, qui n’est pas sans rappeler le courant de pensée de l’absurde, avec des références à des figures comme Beckett.
Dans ce film, le protagoniste, Francesco, est un jeune homme cynique bien que pragmatique. Il vit dans le cimetière, partageant son quotidien avec Gnaghi, son colocataire. Leur relation repose sur un équilibre subtil : les monologues intérieurs de Francesco et le silence de Gnaghi. L’arrivée d’une jeune veuve vient bouleverser la routine quelque peu protocolaire de nos deux personnages.
Cette femme, sans véritable identité propre, incarne tous les fantasmes de la belle dame à la plastique parfaite. Elle tombe sous le charme de Francesco, dont les talents de séduction sont, en partie, soutenus par un bel ossuaire. Cependant, alors qu’ils consomment leur passion sur la tombe du mari défunt, elle meurt littéralement de peur en voyant son ex-conjoint se réveiller. Réapparue sous forme de zombie, elle sera finalement abattue par Gnaghi, Francesco étant incapable de porter la main sur celle qu’il a aimée.
Si le film paraît simpliste au début, c’est pour mieux nous prendre de court avec l’apparition de la secrétaire du nouveau maire. Francesco, tout comme le spectateur, est stupéfait de découvrir qu’elle est identique à la veuve ! Ce point déclenche un cycle infernal où Francesco retrouve la femme aimée, la perd, puis rencontre une autre femme, toujours cette même figure, pour finalement la perdre encore. Il est à noter qu’elle n’est jamais nommée. Ce fantasme cyclique, rappelant le personnage de Khari dans Solaris de Tarkovski (1972), confronte progressivement Francesco à son incapacité d’attendre quelque chose de l’Autre.
Le cercle se referme autour de Francesco, dont les actions ont de moins en moins d’impact sur ce qui l’entoure. Qu’il s’agisse de meurtre ou de surnaturel, rien de ce qu’il fait ne parvient à ébranler ni le maire, ni le commissaire, ni, plus généralement, le monde.
En reprenant le concept lévinassien du Soi et de l’Autre, on comprend la sensation de vide que ressent Francesco et son besoin de s’extraire de cette situation. Le film le présente d’abord comme un Soi surpuissant, autonome et plein d’assurance. Mais confronté à l’Autre, il aspire à posséder (la veuve) ; or, Lévinas explique que le Soi cherche à assimiler l’Autre dans une forme de réification. Même Gnaghi, qui découvre à son tour l’amour, cherchera à poser la tête de sa bien-aimée sur un écran cathodique, en faisant une sorte d’autel à l’image de celle qu’il aime. Amour impossible, car elle n’est qu’une tête zombifiée.
Si l’on poursuit cette analyse avec Lévinas, une fois confronté à l’Autre, le Soi comprend non seulement l’impossible assimilation mais aussi l’extériorité de l’Autre. Il ne peut ni le posséder pleinement, ni agir comme s’il n’existait pas. La quête du sens de l’existence s’exprime dans le regard d’autrui, dans l’acceptation de l’Autre avec ses différences. Or, c’est bien cela qui est refusé à Francesco. À plusieurs reprises, il exprime son besoin de reconnaissance, qui lui est sans cesse refusée. Même une série de meurtres qu’il commettra, allant jusqu’à se dénoncer, ne lui sera pas attribuée. Francesco ne peut, en aucun cas, échapper au rôle de fossoyeur assigné dès le début du film. Il n’est rien de plus, enfermé dans la boucle d’un quotidien mécanique.
La fin du film, où Francesco tente une ultime échappée pour fuir la ville, sera brutalement interrompue par une route détruite, rendant toute sortie impossible. Francesco est prisonnier de cette fable. D’ailleurs, la dernière image le montre en figurine dans une boule à neige, un miroir de l’ouverture du film.
Dellamorte Dellamore esquissé ici dans ses grandes lignes, pourrait être encore approfondi. Du scénario aux symbolismes de ses scènes, il y a beaucoup à dire. Les personnages de Gnaghi, de la veuve, du commissaire et même de la vieille femme qui vient régulièrement au cimetière sont autant de facettes d’où l’on peut tirer un flux philosophique.
Œuvre foisonnante, pépite pour cinéphiles qui mériterait d’être portée bien haut, Dellamorte Dellamore souffre peut-être de n’être pas assez spectaculaire pour attirer le grand public. Qu’importe : il est chéri de ceux qui savent lui apporter l’amore.
[Dellamorte Dellamore deMichel Soava, 1994 Solaris d'Andreï Tarkovski, 1972 Le temps et l'autre, d'Emmanuel Lévinas éditions PUF, 2014]
Les médias de masse ont achevé le XXI siècle par leur manière de vilipender à tort et à travers. La faute à quoi, à qui ? Peut-être aux milliardaires qui les possèdent et filtrent les mots, les maux et la parole.
Et, même si internet devient le relais pour une pensée plus libre, force est de constater qu'il faut être à l'aise avec le numérique et ouvert à l'exercice d'une remise en question de ce qui est vu et entendu, ce qui demande du temps et une curiosité que tout le monde n'a pas.
Dès 2004, Patrick Le Lay nous abandonne une phrase qui essentialise les propos de la télévision : "Ce que nous vendons à Coca-Cola, c'est du temps de cerveau humain disponible". Annoncé par Bourdieu ou par Serge Halimi dans Les nouveaux chiens de garde, nous sommes là ou las en 2024 en voyant la décomplexion des ultra-riches qui détiennent les médias, nous dire et je cite "je ne vais pas diffuser des choses avec lesquelles je ne suis pas d'accord" brisant par là même le pluralisme journalistique, d'autant que ces personnages sont rarement d’un autre côté que de la droite.
De conception de liberté, on interrogera. C'est que nous sommes globalement mus par notre entourage et la captation directe des écrans. L'évolution heureusement demeure possible, grâce à une émancipation souvent adolescente ou sur le tard, rattrapé par la vie, à son état le plus brutal ; les gilets jaunes n'y faisant pas exception, bien sûr.
Et puis l'histoire des médias et leur servitude on finit par la croiser dans une production improbable où un Schwarzenegger jeune aux muscles saillants joue le héros (Ben Richards) manichéen d'une traque télévisuelle.
Running Man pour le nommer, repose sur l'idée d'un protagoniste qui refuse d'exécuter les ordres de ses supérieurs. Envoyé dans un goulag post-apocalyptique, notre héros parvient à s'enfuir en libérant tous ses comparses avant d'être rattrapé et forcé de participer à une émission à succès où un malfrat est jeté dans une succession de jeux mortels, face à des sortes de gladiateurs choisis par le public même. S'il parvient à leur échapper et à survivre, l'émission lui promet le pardon de ses actes et une vie de rêve. Autrement, c'est la mort.
Cependant, Ben Richards n'est pas coupable de ce qu'on l'accuse. Il se trouve que les images télévisuelles ont été manipulées pour le faire passer pour un monstre.
Ce film, s'il reste un nanars en puissance à cause de ses personnages stéréotypés, des costumes (pourquoi ce justaucorps jaune ??), parvient tout de même à soulever du haut de sa naïveté, une sorte d'évidence : on fait dire ce qu'on veut aux images. Un montage bien maîtrisé peut offrir plusieurs versions d'une même histoire. La force de ces images est décuplée par l'intermédiaire d'un présentateur charismatique. Dans le film il sera Damon Killian, incarné à l'écran par Richard Dawnson lui-même présentateur de jeux dans la vraie vie !
Revenons à la question de l'image et de l'écran. Son caractère autistique a déjà été éprouvé par de nombreux philosophes et sociologues. L'écran happe, annihile toute objectivité. Encore récent (la télévision aura 100 ans en 2027), cet outil recèle une forme de magie au regard. On oublie les effets de coupe, on oublie les raccords entre les plans ou le cadrage. Tout est fait pour donner un sentiment de "vraie vie". Il suffit d'une caméra embarquée à l'épaule, d'un léger vacillement du plan et tout de suite, l'effet du réel est là. On ne pense pas à ce qui se passe en hors champ, comme on oublie que les paroles du journaliste sont formatées d'une quelconque manière. L'écran hypnose, il défait la parole.
Notre Running Man qui tente d'ouvrir les yeux des citoyens sur l'illusion des images n'est pas écouté. Il n'a que sa parole contre celle des lobbies. Aucun moyen pour montrer sa version des faits ; une bataille d'images contre images, de montage contre montage. Malgré tout son love interest récupère les rushs qui l'accablent et trouve un moyen de les diffuser. Tout le monde est coi. Personne ne pense à remettre en question ces nouvelles images. La masse citoyenne se retourne contre le présentateur et appelle à sa mort. On coupe les têtes de l'hydre et elles repoussent. On efface celui qui gêne sans jamais interroger les nœuds qui ont amené à une telle dérive.
De même, notre Vème république est rongée par le spectacle débilisant des chroniqueurs et politiciens qui vont et viennent à la télévision. Une fois ils sont adorés, puis le lendemain détestés. Ce sera à qui présente le mieux, à qui sait le mieux caresser dans le sens du poil les journaleux et leurs patrons. Le jeu politique n'est plus une recherche de justice, d'idéal commun, mais la recherche du bonheur purement individuel, d'une place à gagner, d'un pot-de-vin à recevoir. Dans son essai La vérité est une question politique, la philosophe italienne Gloria Origgi revenait justement sur le glissement de la politique vers une vérité dite d'opinion. A présent que les informations se transmettent à une vitesse inouïe, les dérapages et paroles malheureuses se multiplient. La covid a notamment montré la démultiplication des avis et la montée et la chute des grands bavards des émissions de télévision (cf. Dr Raoult, Olivier Veran). Crève-cœur des partisans d'une certaine forme de lenteur et de sagesse dans la prise de décision, la Covid et globalement notre politique contemporaine a davantage l'allure d'un show américain que d'une recherche sérieuse d'avenir. La sophistique revient à la mode. Il suffit de voir le renouveau du grand oral au lycée. Défendre son opinion mordicus quand bien même on la sait fausse. Le commun disparaît encore une fois au profit d'une gloire solitaire.
* * *
Vivons-nous un temps de spectacles et de divertissements infini ? La peur du sujet sérieux et de l'ennui est prégnante. Tout doit aller vite, doit être concis. Paradoxalement les corps et les têtes s'écroulent sur cette route, incapable de suivre ce rythme. Certains glissent dans les paradis artificiels que sont Netflix ou Tiktok pour ne citer qu'eux, quand l'autre pendant cultive une certaine forme de mélancolie... Clément Rosset disait que le réel, dans sa froideur et son intelligibilité, rendait fou. Incapable de faire face à l'horreur, on ferme les yeux ou alors on devient artiste... C'est-à-dire que l'on cherche absolument à traduire le réel en quelque chose de compréhensible.
Running Man ne va pas jusque là. Les protagonistes ne sortent jamais vraiment de leur torpeur. Tout se joue dans l'action, sans jamais que le langage des dirigeants ne soit remis en question. Encore une fois, on ne conscientise pas la puissance du moment présent. Cela vaut aussi pour ce qui se passe en ce moment dans notre monde (2024). A présent, les livres abordent la Covid, les désastres écologiques. "Vous auriez dû nous écouter", "c'est trop tard". Il n'y a que l'écrivain, loin du feu de l'action qui peut se prévaloir de faire un état des lieux du monde. Aussi, ai-je du mal à croire les donneurs d'opinions qui passent leur vie à la télévision, à écrire mille livres à la ronde (cf. Onfray, Enthoven, BHL, Finkielkraut etc.). Leurs paroles se contredisent minute après minute et globalement ils sont à la recherche d'une petite victoire personnelle, tournant et retournant leur veste à ne plus savoir quel est l'envers de l'endroit. On adorera repenser à Bourdieu, qui disait à propos de Finkelkreaut en 2002 :
"Le problème que je pose en permanence est celui de savoir comment faire entrer dans le débat public cette communauté de savants qui a des choses à dire sur la question arabe, sur les banlieues, le foulard islamique... Car qui parle (dans les médias) ? Ce sont des sous-philosophes qui ont pour toute compétence de vagues lectures de vagues textes, des gens comme Alain Finkielkraut. J'appelle ça les pauvres Blancs de la culture. Ce sont des demi-savants pas très cultivés qui se font les défenseurs d'une culture qu'ils n'ont pas, pour marquer la différence d'avec ceux qui l'ont encore moins qu'eux. […] Actuellement, un des grands obstacles à la connaissance du monde social, ce sont eux. Ils participent à la construction de fantasmes sociaux qui font écran entre une société et sa propre vérité."
De cette bourgeoisie totalement déconnectée de notre réalité, de ces médias qui tricotent une histoire à leur avantage comme les grands gagnants de la guerre...
Si dans Running Man le héros parvient à remettre la vérité au centre de l'histoire, ça ne sera que par la violence. De même c'est à se demander si les intellectuels de gauche d'à présent ne devront pas eux-mêmes abandonner les livres et les stylos, pour se saisir du pavé et attaquer de façon plus frontale cette société de contrôle...
[Running Man 1987 dePaul Michael Glaser Les nouveaux chiens de garde, de Serge Halimi éditions Liber-Raisons d'agir, 1997 Le réel. Traité de l'idiotie, de Clément Rosset éditions de Minuit, 1978 La vérité est une question politique, de Gloria Origgi éditions Albin Michel, 01/04/2024]
La science-fiction se pare d’astronefs à coq métallique rutilante et de cités aux régimes totalitaires qui feraient pâlir d’envie un SS du XXème siècle. Souvent, les villes sortent d’un monde chaotique où la guerre civile, l’épidémie, le choc nucléaire a tout détruit. D’autre fois on ne s’embête pas à créer sur de l’ancien et la ville surgit d’un désert. Dans Sky Dome 2123 c’est un peu le cas, bien que la ville s’appelle Budapest ce qui suggère beaucoup de choses, tout en effaçant d’un revers de main l’architecture de l’ancien.
Budapest évolue sous un dôme étrange, vitré, qui protège la ville d’un ciel terrible fait d’éclairs et d’intempéries à n’en plus finir. La faune et la flore sont mortes mettant à mal tout le principe d’oxygénation. Heureusement, un docteur a trouvé le moyen de recréer une biodiversité végétale, en implantant une graine dans le coeur humain, transformant ce dernier en arbre. C’est drôle, car ce postulat de départ, nous le trouvons également dans un manga : FoolNight où le monde, privé de soleil a également perdu sa faune et sa flore. Plongé dans l’obscurité, les scientifiques ont développé la même mécanique à base de graine et développement d’arbre-humain.
Comme si la science-fiction tournait son oeil de Sauron vers une nature en berne... Chaque siècle développe ses craintes et la peur de la guerre, puis du nucléaire, devient éco-anxiéte à présent.
Ce fantasme de l’homme-nature n’est pas récent et trouve ses échos depuis la mythologie grecque avec Daphnée changée en laurier alors qu’elle fuyait Apollon ou le couple de Philémon et Baucis transformés en arbre à leur mort afin de rester unis.
La nature est la délivrance de la condition humaine, mais dégage un certaine malaise. Devenir arbre c’est être bloqué à un endroit précis, sans réelle possibilité de communiquer et en subissant la cruauté du monde humain. Si Fool Night l’expose particulièrement bien avec ses rues d’hommes-arbres aux allures de cadavres en décomposition, Sky Dome en propose une vision plus tragique encore...
Voilà le paradoxe de ces utopies où devenir nature permet à l’humanité de survivre, au prix d’un corps torturé et soumit aux pires traitements.
Si dans Fool Night devenir arbre reste un choix monnayé, dans Sky Dome cela devient une obligation doublée d’une deadline : on ne peut vivre au-delà de 50 ans. A la date anniversaire, les citoyens sont envoyés dans un centre pour devenir arbre. Cela interroge la nature humaine dans sa temporalité et le film se permet une belle trouvaille - quoi que peu explorée, celle du trauma des enfants qui font face à beaucoup plus de disparitions que ceux de nos sociétés.
Comment faire face et accepter la disparition de personnes bien portantes ? Une propagande bien ficelée ventera les mérités du don de soi pour l’Humanité et pourtant... Peut-on accepter qu’un proche en pleine forme puisse s’en aller du jour au lendemain, vers une destination inconnue ?
Le régime totalitaire de Sky Dome porte ses failles dans ses non-dits, dans cette existence stoppée à 50 ans alors même qu’il reste possible de mourir de maladie avant terme. S’il est déjà difficile de mourir au bout d’un demi-siècle, cela devient insoutenable pour Stefan dont la femme Nora seulement âgée de 32 ans décide de s’offrir d’elle-même au système.
Stefan part alors à sa recherche envers et contre cette dernière même, puisqu’il s’agit bien de la sauver de sa propre envie de mourir.
Aussi, en plus de nous offrir un scénario d’une science-fiction éco-anxieuse, Sky Dome évoque la dépression, le suicide et le deuil. En donnant une date fixe pour mourir et une euthanasie assistée possible, c’est toute la conception de l’existence et du sens de la vie qui est interrogée.
On peut déplorer que le film ne creuse pas suffisamment ces interrogations métaphysique, mais cela reste un film avec une histoire à raconter, pas un essai de science humaine.
Et la Hongrie continue son chemin d’oeuvres mélancoliques... Une société qui ne s’est pas vraiment relevée de la douleur du XXème siècle et qui en plus se voit traverser de tragédies contemporaines. Alala, ce pays n’a pas fini de nous proposer des réflexions toujours plus profondes et difficiles. Et c’est très bien.
[Sky Dome 2123 deTibor Banoczki et Sarolta Szabo, 24/04/2024 Fool Night de Yasuda Kasumi, éditions Glénat 04/05/2022]
Lire Hermann Hesse aujourd’hui c’est s’autoriser à plonger dans une sorte d’étrange paradoxe romantique et spirituel... Là où les figures adolescentes d’un Demian et d’un Siddhartha transcendent par leur beauté et leur capacité à charmer leur entourage. Après faut-il y être sensible.
Ses personnages sont constamment tenus par leurs amitiés particulières lesquelles culminent et se brisent avec la transition vers un âge adulte ou l’âge des femmes. Ces dernières ont toujours la figure de sirènes enjôleuses qui éduquent le corps plus que la pensée mais dont l’instruction ricoche en une conception nouvelle de l’existence et des désirs. Clairement stéréotypées, les femmes de Hesse se cantonnent au rôle de la première fois et puis sont évincées pour une quête plus transcendantale.
Imprégné depuis son enfance par la culture hindouiste, Hermann Hesse distille dans ses récits des interrogations sur le soi, son dépassement et le Nirvana. Ce qui apparaît presque étrange si ce n’est comique, c’est cette proportion à rechercher l’état le plus contemplatif du monde, tout en s’appuyant d’une écriture lyrique, romantique. A la fois salué pour ce style tout en étant critiqué, Hermann Hesse est un drôle de loup dont les textes sont fascinants... On s’y plonge avec l’impression de toucher des vérités importantes, tout en étant constamment agacé par les fioritures.
Lire Hesse en 2024 tient de la patience et de l’acceptation. Il faut s’autoriser la lenteur des actions, la lourdeur de certaines phrases, pour atteindre l’essence spirituelle du texte, lequel tend à donner un certains point de vue de la Vérité donc.
De tout ce que condense une vie, finalement il y a peu de choses qui sont réellement retenues, qui reviennent en tête. Notes de ma cabane de moine fait parti, quant à lui, de ces textes qui façonnent ma bibliothèque mentale.
C’est un petit livre, édité en France par Le bruit du temps. Un récit assez court rédigé en 1212 par Kamo no Chômei fils d’un prêtre Shintoiste qui voua une partie de sa vie au biwa et à la poésie, avant de s’en aller vivre dans une cabane, dans une forme d’ascèse qui poussa l’admiration de ses contemporains.
Ici, il interroge l’impermanence de l’existence. Il connut de nombreux bouleversements, de la famine, aux ouragans, au transfert de la capitale japonaise. Quelle est la valeur d’une vie au milieu de ces perturbations ? Comment se tenir face à tout ça ?
Si l’interrogation est belle et a été souvent comparée aux réflexions de Thoreau, il y a un autre point plus viscéral qui me pousse à repenser à ce livre. Kamo no Chômei interroge l’art, dans sa passion. Poète et joueur de biwa génial, il abandonna son amour des compositions pour se retrancher dans sa cabane et la prière. Dans cette recherche de la pureté bouddhiste, il reste affreusement accroché à son amour des arts. Jamais il ne parviendra à s’en défaire totalement.
Pourquoi abandonner l’art, quand il est si puissamment accrocher à soi ?
Il y a de la douleur dans cette incapacité à se défaire comme on le souhaite de l’art. Dans la recherche de la vérité, la tentative de masquer la vérité la plus nue par la beauté d’un vers ou d’une mélodie, Kamo no Chômei comprend sans aucun doute qu’il est incapable de transcender son enveloppe humaine et d’accepter de manière la plus frontale l’existence.
Les passions nous enseignent notre fragilité face à la vie, nous mettent au devant de notre crainte de la mort. Si l’art (la poésie) était à un certain niveau méprisé par les philosophes grecques, sans doute était-ce due à sa capacité à éloigner l’Homme de la Vérité.
Est-ce que Kamo no Chômei est parvenu à oublier le biwa et les haïkus ? Je ne crois pas... Pas plus que sa passion ne le rendit heureux. Mais encore, il faudra éviter de faire l'amalgame entre bonheur et passion.
[Notes de ma cabane de moine de Kamo no Chomeï, éditions le bruit du temps, 18/11/2010]