Sous un soleil en noir et blanc, beau à se dorer la pilule, beau à refléter la lame d’un couteau mortel. L’un comme l’autre, ne sont-ils pas voués à la même absurdité ? Aimer, désirer, contempler, tuer. Meursault a la réponse toute faite à cette question : un haussement d’épaule, un « je ne sais pas » auquel Bartleby, issu de la même engeance dirait qu’il préfèrerait ne pas.
C’est beau.
Beau et charmant oui, parce que le soleil c’est aussi le lieu où la pauvreté est plus agréable. Et qu’ils sont beaux dans leur misère ces orientaux. Alger au milieu du XXème siècle est sans doute un tableau idéal de français qui peuvent se pavaner à la fois dans le luxe des bains, des immeubles à l’occidentale, tout en éprouvant une sorte de paternalisme face au charme oriental de l’Algérie.
C’est difficile à entendre, non ? En 2025.
La position de Camus vis-à-vis de l’Algérie a toujours été complexe. Fils d’un pied noir qui ne saura jamais prendre réellement position sur le comportement colonialiste de la France et qui, par L’Etranger pose ses grosses savates et interroge encore aujourd’hui : pour qui il se prend cet étranger qui tue un arabe ? Ou plutôt, pour qui il se prend ce français qui n’a pas pleuré maman ?
Qu’importe la question que vous choisirez — le livre en pose beaucoup, il faudra bien que chacun y trouve son propre axe et réponde tout seul à ses interrogations. Parce qu’encore une fois, si L’Etranger interroge, il n’est là que pour poser une somme de constats. Il laisse Meursault voguer au gré de son pessimisme, en pure abstraction littéraire, un objet philosophique sur pattes, loin d’être incarné.
Et c’est par là qu’on touche au coeur du livre et de sa difficulté à être abordé en tant qu’objet cinématographique. Aucun des personnages n’est véritablement incarné. Ils sont tous des choses stéréotypées, des objets philosophiques qui abordent tous une manière d’appartenir à l’existence. Ils n’ont pas de passé pas plus qu’ils n’ont d’avenir. Leurs mots sont des fulgurances dans le texte (et Camus est doué dans la punchline littéraire).
On pourrait dire que c’est un véritable cadeau à monter en images, parce que ce livre donne l’occasion à un cinéaste de créer sa propre version de Meursault, de donner son propre souffle au geste de la mort. C’est aussi suffisamment abstrait pour supposer les lieux, récréer une Alger à son goût, ses rues et ses intérieurs.
En miroir, L’Etranger est un poison. Le livre pèse beaucoup dans l’inconscient français. Presque tout le monde a lu le livre à l’école et en a un souvenir flottant où maman est morte un jour, comme ça, où un arabe a été tué sur une plage, comme ça. On s’attend tous à quelque chose, on est curieux à l’idée de voir Meursault, cet espèce de dadet mutique, devenir réel.
L’impossible interprétation du silence
Mais voilà, Meursault souffre de ce qu’il est : un concept. Il n’a pas vraiment de corps et ses paroles font difficilement mouches dans un dialogue réel. Si je ne doute pas du travail que Benjamin Voisin a fourni dans son interprétation, il peine à exister à l’écran. Du début à la fin, on y croit pas. Son jeu tient du poseur, d’une sorte d’adolescent qui se regarde jouer, avec une moue boudeuse sur les lèvres et qui, dans un certain sens paraît se trouver assez cool, à sortir les répliques de Camus.
Dans la même veine, Pierre Lottin tire sur la corde de son exécution, en fait des caisses de façon beaucoup théâtrale, sorte de Fernandel au milieu du cirque algérien.
Finalement seule Rebecca Marder tire réellement son épingle du jeu, dans la justesse de sa Marie. Bizarrement c’est aussi l’un des seuls personnages qui s’est vu offert une promotion dans son passage du livre (où elle est quasi-inexistante) au film (où elle devient centrale).
Qu’apporte cette adaptation ?
Cependant, je ne dirai pas que le gros soucis du film se tient sur sa base de personnages en roue libre. Le problème est ailleurs, une sorte de gêne en tant que spectateur à ce qu’est cet objet filmique.
Où veut en venir Ozon ? C’est ma grande question.
Adapter Camus, c’est se confronter obligatoirement à l’Algérie colonisée, à la position politique qu’a tenu Camus (ou n’a pas tenu) et surtout à ce qu’est l’Algérie ces 80 ans plus tard. On ne peut pas juste proposer une retranscription mot à mot de l’Etranger. On ne peut pas faire un joli tableau en noir et blanc qui, aussi esthétique et économique qu’il est, fait du film une sorte d’énergumène bancal.
Et si je parle de transcription mot à mot, j’entends par là qu’Ozon a ramassé chaque ligne de dialogue (et il y en a peu) et les a fait réciter à son casting.
Et après ? Pas grand chose.
Des bizarreries qui ne vont pas au bout : son plaisir à insérer quelques plans très homo-érotique au long du film. Pourquoi pas. Une lecture sous le prisme d’une homosexualité refoulée de Meursault, une critique de la vision très occidentale du bel arabe aux yeux de biche, je suis totalement preneuse. Mais non, le film avorte ça, rendant absolument gratuit sa caméra toute sensuelle sur l’aisselle et l’oeil noir de « l’arabe » du livre.
J’ai cru également à une critique de la ségrégation au sein d’Alger, avec ses arabes réduits au rang d’indigènes. Et il y a avait matière à parler de ça. Les nouvelles générations de chercheurs ouvrent enfin les vannes sur cette histoire balayée par la France. Il existe de plus en plus de livres, d’articles ou de témoignages sur ce noeud historique.
Mais non et toujours non.
On pourra arguer que le cinéaste n’est pas obligé de prendre partie d’un côté et de l’autre. Soit, mais alors pourquoi débuter son film sur la description d’une Alger colonisée ? Pourquoi donner un nom à l’arabe du livre ? Pourquoi lancer ses miettes pour mieux partir en courant ? Une drôle d’impression qu’Ozon a peur de ce qu’il pourrait dire, peur de fâcher ceci ou cela en osant dire quelque chose. Ça et puis le sentiment d’une fascination d’un autre temps pour la misère orientale.
Parce que le film est gênant dans sa manière de faire de tout ce à quoi il touche, une scène pittoresque de l’Algérie. Les gamins miséreux qui jouent au ballon, c’est si charmant. Des femmes voilée de blanc qui se baladent entre elles au milieu de dames occidentales, comme c’est bucolique. Tout à l’air d’être vu par un vieux colon français.
Est-ce une manière de prendre le parti de Meursault ? Peut-être, mais comme le film ne va jamais au bout d’un concept ou d’un autre, on finit, en tant que spectateur à combler les trous.
À la fin du Cinexperience, François Ozon a dit qu’il serait très heureux si après avoir vu son film on voulait relire L’Etranger de Camus. Relire un livre après en avoir vu l’adaptation est une chose commune. Cependant, relire le livre parce que le film est à ce point là casse gueule et truffé d’incohérence que nous sommes obligés, en tant que spectateur, de reprendre depuis le début le maillage premier, c’est autre chose.
Alors oui, cette adaptation m’aura au moins donné le goût de rouvrir mon Camus, de reprendre depuis le début l’itinéraire de cet auteur compliqué. Il m’aura aussi donné envie de me replonger tête la première dans toute l’histoire coloniale de l’Algérie et de réfléchir à ce qu’elle est aujourd’hui. Mais pas pour les bonnes raisons.
Cette adaptation enfin, manque de justesse parce qu’elle n’apporte pas grand chose au livre. C’est un film somme toute assez tiède qui ravira peut-être ceux qui n’ont pas lu le livre ou qui ne s’interrogent pas vraiment sur l’Algérie. Pour les autres, comme moi, j’imagine que le film est assez crispant et manque soit de générosité soit d’une audace réelle.
[L'Etranger de François Ozon, sorti le 29/10/2025
L'Etranger d'Albert Camus, éditions Gallimard, 19/05/1942
Emmenez-moi de Charles Aznavour, 1967]
Tck.