jeudi 9 octobre 2025

L'homme qui marche (film)


On dit que l’ennui est la porte ouverte sur l’imaginaire et la rêverie. Qu’il nous en manque aujourd’hui, parce que nos existences sont trop rapide. Les enfants ont trop d’occupations et les adultes sont voués à courir après le temps. Métro, boulot, dodo, la rengaine du pathétique par excellence est devenue une roue de hamster de laquelle il est bien difficile de s’extraire.

Combien rêverait de pouvoir faire un pas de côté, de se défaire du flot de divertissements et du numérique. Prendre du temps pour soi, revenir à une forme de nudité existentielle.

Même les moines cisterciens n’y résisteraient pas, des dollars dans les yeux devant la recrudescence des envies monacales de notre ère.

Le fantasme de la vie simple et des déserts sont l’apanage de celui qui n’y est pas. Mais c’est ce qui permet également d’être coi devant un documentaire de Wáng Bīng où la misère humaine frôle le sublime. Parce que L’homme sans nom l’est justement.

Sans mot, sans nom. Notre gardien du silence, nous le suivons. On essaie de se faire discret même si parfois son regard vers la caméra nous rappelle qu’il sait qu’il n’est pas seul. On s’excuserait presque d’être là. Il faut retenir son souffle et ça, alors même qu’on ne fait que regarder un écran.

Sur la route d’une Chine anonyme, de poussière et de sentiers vides, notre homme marche.

Sorte de céleste clochard, avec ses godasses et sa vieille chapka, il fourre à l’aide d’une pelle, du crottin de cheval dans un sac de chantier. Le ton est donné : l’homme christique, nous allons l’accompagner dans le menu de ses gestes, de ses activités. Il tasse la terre, casse du bois, ramasse des trucs ou prépare des soupes de légumes accompagnées de riz. C’est banal au point d’être oubliable.

Mais le rien chez Wáng Bīng devient une fascination à la frontière du voyeurisme. La beauté réside dans sa capacité à ne jamais dépasser la ligne. Parce qu’il n’y a pas de mot, pas de nom. Parce qu’il n’y a pas de jugement, alors même que le cadre nous a appris qu’aucune image n’est neutre.

Alors politique ? Poétique plutôt. Dans la façon dont la caméra se tient humblement au milieu de la tanière troglodyte de notre errant. Il retire enfin sa chapka. Son visage est vieux mais aussi sans âge et finalement se sont des doigts noirâtres et épais, fourrés de mitaines qui en disent le plus. Ça et ce bol ébréché jusqu’à l’os dans lequel il mange son riz. Un sens des détails, jusqu’à la fortune de ces sacs en plastiques qui décorent son antre.

92 minutes pour cueillir l’essence d’une existence. Suffisamment pour l’avoir à jamais dans notre paysage mental et mais pas trop pour ne pas tomber dans le regard vulgaire d’une personne aisée qui fixerait un marginal.

L’errance est une grâce qui n’est pas donnée à tout le monde et qui ne se cultive que par l’abnégation du soi, pour le monde. Cependant, ne tombons pas non plus dans l’arrogance occidentale qui nous pousse à lever la misère en poésie lorsqu’elle ne vient pas de chez nous.

La pauvreté est filmée dans son labeur. On l’admire, mais on ne voudrait pas être à sa place. Le dénuement et la solitude de cet homme sans nom est également une critique d’une société qui balaie et dépose sur le bord de la route ses marginaux.

Comme d’habitude Wáng Bīng n’hésite pas à remettre sur le devant de la scène ce que la puissance chinoise tente de cacher. De marginaux, en couturières ; de vieillards jetés en hôpital psychiatrique jusqu’aux abandonnés du désert de Gobi. Tout autant de portraits, qui font la splendeur et la misère de la Chine.

Alors on est là, coupable d’aimer le minimalisme de ses documentaires, d’éprouver leur longueur (parfois jusqu’à 9h00). Dans la position d’un spectateur qui n’a que peu de marge pour agir sur ce qu’il voit, il ne nous reste que le pouvoir de l’oeil à faire archive et à ne pas oublier.

Sans le nommer, il y a un homme qui existe.

[L'homme sans nom de Wáng Bīng, 2009]

Tck.