mardi 14 juin 2022

La philosophie chez le voisin (philo)

À flâner dans les titres de philosophie, à parcourir les noms qui jalonnent nos vérités, du moins l’éternelle question sur ce qu’elle est, on se perd en noms, en figures à front large de sagesse, à barbe bouclée d’intelligence. Ils sont, Socrate, Platon et Aristote ; Kant, Hobbes, Hegel… Lock aussi ou Heidegger. Arendt et d’autres, qui, s’ils semblent découler de diverses nationalités et époques, racontent pourtant quelque chose de notre façon de réfléchir : une pensée occidentale, depuis la Grèce Antique jusqu’aux émissions d’Adèle Van Reeth. Pourtant, la philosophie n’est pas qu’une tambouille partagée entre trois, quatre pays. Il y a d’autres civilisations, de celles dont on a moins l’assurance des noms. Philosophie d’Islam, de Russie ou d’Inde. La Chine aussi. À chacun, une façon de penser, de nommer ses figures. Moins à l’aise, incapable de prononcer correctement ces noms où les « a » s’allongent, les « h » s’avalent, où, d’un canton à l’autre Confucius devient Kǒng Zǐ…

Appréhender le monde dans sa globalité est difficile, mais passionnant. C’est un exercice de décentralisation qui demande une conscience à la fois de soi et une abnégation du soi, une compréhension des structures mentales des autres. Car, d’une langue à l’autre, les coches de la pensée se modifient. Et là où l’Occident se joue d’individualité, il est probable que l’Extrême-Orient, lui, réfléchisse d’une manière plus spirituelle et soucieuse de l’impermanence.
Exercice d’écriture, de parallèles… Le XXI siècle se passionne pour la compréhension non plus centriste, mais mondiale et il faut être un tant soi peu anthropologue pour se pencher sur le globe terrestre afin d’en tirer de nouveaux paradigmes. En quelques années ont fleuri les Harari, Descola et Graeber. Chacun proposant une vision historique et chronologique d’un pan de notre humanité.

Avec un brin de curiosité et une soif de lecture certaine, nous avons à présent beaucoup plus de moyens pour comprendre les enjeux des époques passées et à venir. La philosophie se dompte aussi bien qu’elle glisse vers les sciences dures, depuis la mort de Dieu. Et si l’on déplore la disparition lente des philosophes en tant que créateurs de nouveaux concepts, il suffira de faire un pas de côté pour s’apercevoir que chaque civilisation a vu grimper et s’effondrer sa gloire culturelle et philosophique.

Le travail de Vincent Citot, dans son ouvrage une histoire mondiale de la philosophe, sorti aux PUF, l’explique bien. Dans cette courte synthèse de quelque cinq cents pages, c’est, chapitre par chapitre, civilisation par civilisation que nous voyons s’établir le graphique affolant des connaissances et désillusions, tandis que se répète, et cela, malgré les frontières, le même jeu de despotisme et d’extinction des penseurs ; de naissance, mort et glorification des anciens.

Partant de la civilisation grecque, Vincent Citot expose depuis les présocratiques, le lien étroit entre philosophie et science. Si la recherche de la vérité et la compréhension du monde apparaît sur certains aspects comme une forme d’abstraction, très rapidement, naissent les mathématiciens, astronomes ou médecins qui créeront du lien entre les atomes et choses de l’âme. Que devient dès lors le philosophe ? Avec Socrate il corrobore son lien avec la politique et opérera une « philosophie du droit » par exemple.
Mais ce qu’il y a d’étonnant en parcourant ces pages, c’est ce glissement régulier de la philosophie vers d’autres objets de la société : médecine, spiritualité, droit. Plus récemment : sociologie, anthropologie, écologie. Comme si, « l’amour » de la vérité devait s’accoupler aux autres pans de la recherche, interrogeant sur l’utilité même d’un statut d’universitaire en philosophie. Bon, on apprendra assez rapidement que la liaison entre universités/philosophie est vieille comme le monde et sert régulièrement à l’État de garde-fou, qui obligera le philosophe à penser d’une certaine manière voire à se limiter aux traductions de textes, plutôt que d’assouvir ses envies de vérités et de pensées autres. Quand il ne doit pas faire entrer les anciens dans les boîtes du dogme religieux en cours, afin d’avoir l’autorisation de s’y pencher.

Un autre aspect de ce livre tient en sa façon d’exposer la philosophie et son évolution par civilisation. Tandis que la pensée romaine n’existe pas en tant que telle, car « plus Rome conquiert militairement de peuples, plus elle est conquise par ceux-ci (p80), d’autres comme l’Islam ou la Russie sont intrinsèquement liés à l’histoire religieuse. Mais cela touche globalement les philosophies qui reçoivent le soutien de l’Église, ce qui oblige « les théologiens […] à christianiser Aristote » (p170) par exemple.
On remarquera aussi que l’Inde pâtit des invasions barbares qui taisent son feu culturel ou que la Russie peine à s’inscrire dans une philosophie dite « pure », parce que la théologie est si fortement prégnante dans son histoire, qu’elle fait éclater les possibilités d’une philosophie universitaire (sans la supprimer pour autant. La philosophie aura davantage tendance à apparaître dans la littérature et les autres pans de la science).

Il y a encore de nombreuses facettes à explorer dans le croisement des philosophies par civilisation. Vincent Citot lance une première pierre dans la marre, finalement très pédagogique, et on remerciera ses fréquents parallèles pour nous faire comprendre l’impact d’un penseur en Islam, mettons, en se référant à nos propres philosophes.
De même, l’ouvrage a l’intelligence de proposer le corpus de textes et d’articles sur lequel il se base pour chaque chapitre à chaque fin de ces derniers, afin de ne pas nous laisser avec un chaos de plusieurs pages en fin de livre.

Ouvrage à destination des curieux et passionnés du genre, des Occidentaux trop occidentaux, qui voudraient comprendre ce qui s’est passé chez le voisin, sans savoir par où commencer.
Bref, ouvrage à saisir d’urgence.

[Histoire mondiale de la philosophie de Vincent Citot, édition PUF, 11/05/2022]

Tck.

mercredi 8 juin 2022

Le Titan au pied léger (livre)

Au coeur chante la poésie grecque, celle où les héros pleurent à chaudes larmes devant la beauté de la nature, là où l’amour a quelque chose de la pureté et la guerre un air de tragédie à faire frissonner les âmes indécises.

Hölderlin chante ces moments et nous convainc. Hypérion semble immortel, chargé de traverser le monde sans être capable d’y poser solidement le pied. Il transcende ceux qu’il rencontre. L’amour qu’il portera pour Diotima et qu’elle lui portera causera la perte de cette dernière. De même son tendre ami Alabanda sorte d’incarnation de gamin turbulent à bon coeur, préférera la mort à l’idée de le flouer.

Hypérion est pur. Pur dans le récit de cette antiquité rêvée, de ces olives dans lesquelles nous mordons. On y sent la tendresse pour les pâles lumières, l’odeur de l’huile et les sentiers de terre sur lesquels claquent les fières sandales, tandis que deux vieux penseurs respirent à plein nez les effluves de la nature la plus simple.

Baigné de mythologie, Hölderlin est un écrivain au destin malheureux. Fou, cloîtré jusqu’à sa fin dans une tour d’argent, Hypérion préfigure sa chute. Parce que Diotima (nom emprunté à la prêtresse de l’amour chez Platon) est l’incarnation d’une femme avec qui il partagea un amour caché : Susette Gontard.
Peut-être prend-il trop à coeur le rêve de ce monde passé. Sur les ruines malheureuses du Panthéon, alors qu’Hypérion est écrasé par la fin du monde, on devine facilement Hölderlin en sous-ton. Il se cache dans les replis de cette Grèce antique de fantasme, comme si elle seule portait les grands hommes, les muses et les amitiés particulières entre les jeunes hommes.

Les mots sont bien choisis, les lettres adressées à Bellarmin alternent entre odes à la beauté et dépression de notre pauvre Hypérion, avec une rigueur telle qu’on s’amuserait presque à imaginer avant qu’elle n’arrive, la mauvaise nouvelle amorcée de retrouvailles avec l’un ou l’autre des siens.

Préfigurant le romantisme ou l’incarnant tout simplement, Hölderlin mélange habilement les paysages d’avant et ceux de 1700. On hésite entre mythes et réalités, entre vrais faux de ces figures croisées, entre la présence rêvée ou non d’un Hypérion sur les bords du Péloponnèse. Mais qu’importe sur quel flanc de colline il se trouve, à la fin, il perd tout.

[Hypérion de Friedrich Hölderlin, édition Poésie Gallimard, 1973]

Tck.

mardi 7 juin 2022

Ne jetez pas la baleine avec l'eau du bain ! (film d'animation)

Non Belle n’est pas le plus beau film d’animation de l’année 2021. Il n’est pas, malgré ses couleurs chatoyantes, un éclatement continuel de la rétine, ni même digne d’une réflexion humaniste sidérante. Au contraire même, il est truffé de défauts, d’une fainéantise scénaristique à s’en claquer le front et pourtant…

De ces musiques auxquelles on revient encore et encore, le coeur frissonnant. Une histoire qui se pare de noeuds, pour se donner des airs faussement complexes : une jeune fille un peu timide, bridée par un deuil, des taches de rousseur pas très jolies, la voix coincée dans le fond de la gorge, se révèle finalement au travers d’une application, dans laquelle elle revêt l’apparence féérique d’une Bell (clochette) aux longs cheveux roses dont le chant prend une ampleur viscérale dans le monde numérique.

Belle joue sur plusieurs aspects : c’est d’abord la réécriture de la Belle et la Bête. Le film aurait mieux fait de rester là-dessus, plutôt que de s’alourdir en voulant absolument parler de la gestion du deuil, d’une pseudo-critique du numérique ou pire de la violence qui peut exister dans la cellule familiale. Il ne parvient pas non plus à équilibrer ce sérieux avec son lot de personnages rigolos : la meilleure amie ou les femmes de la chorale, lesquelles deviennent d’autant moins crédibles dans la monté crescendo de l’histoire…

Mais malgré ces aspérités, ce film reste touchant. Sa scène d’ouverture avec l’exposition de l’application paraît longue, mais fait lentement grimper la tension avant l’éclatement incroyable du thème musical du film. L’image de rêve qui nous est proposée marche à merveille. On oubliera difficilement la première apparition de Belle, debout sur une baleine gigantesque, dans sa robe rouge et qui de ses bras écartés explose l’image en fleurs colorées. C’est une trouvaille succulente qui saura faire germer quelques paillettes dans les yeux… Et si le film joue - selon moi, un peu trop sur le fanservice d’une Luka Megurine des Vocaloid, il faut croire que la sauce prend malgré tout.

Alors oui, Kirei, Kirei* ! (*joli, beau)

Kirei Kirei aussi le personnage de la Bête dans son étrange costume. Son chara-design est intéressant bien que s’achevant dans un pétard mouillé qu’on devine à des kilomètres à la ronde.
Mais c’est peut-être en ça que le film reste en tête ? Ses ratés sont les promesses d’un quelque chose qui aurait pu être encore plus fou. Si fou qu’on en sort avec l’envie que ça se soit passé autrement… Est-ce une bonne raison pour applaudir le film ? Peut-être pas, mais vous les connaissez, les fervents défenseurs d’un film imparfait. Ils lui trouveront toujours des qualités, même dans ses pires défauts. C’est comme avec un bébé moche. Tant que c’est le sien…


[Belle de Mamoru Hosoda, sorti le 29/12/2021]

Tck.




samedi 4 juin 2022

Descendre en bas (film d'animation)

Le monde pousse vers le haut et empile pêle-mêle une infinité de structures tirant çà et là leurs inspirations… Des arcs, des arches et des lumières dignes des gravures de Giovanni Battista Piranesi (encore !) ou d’un dessin de Schuiten, mais aussi d’autres choses plus métalliques, sales mais puissantes qui rappellent Fritz Lang, Tetsuo, Akira ou Cronenberg… Il faut le dire, ces références ne tiennent pas de la coïncidence, car Takahide Hori, le réalisateur de Junk Head est cinéphile avant d’être animateur-aventurier.
Lancé comme ça dans le bain du stop-motion, la persévérance en étendard, il déploie un univers où le Body Horror est maître mot.

Et c’est étrange, non ?

Là où les hommes ont si peu d’humanité figés dans le corps de robots, les créatures d’en bas, elles se baladent en chair et os, exposant leur cage thoracique, dents pointues et langue sanguinolente. Un bestiaire proche d’Alien mais pas que, se trimbale dans les couloirs d’un labyrinthe ou Toro/Dieu/L’Épave selon ce qu’on préfère, se perd.
La descente dans les profondeurs du monde n’est pas juste une promenade de santé. Toro est envoyé par l’humanité à la recherche de l’ADN d’une bestiole comparable à un chien des enfers. Elle posséderait le secret de la reproduction… Car les humains dans ce film ne peuvent plus enfanter. Condamnés aux maladies qui déciment à bras large 30% des populations, les voici sans doute perdus, coincés dans leurs studios où la communication ne se fait que par des ordinateurs. Et s’il fallut 4 années à Takahide pour faire son film, il faudra bien s’avouer que son sujet tombe pile dans les problématiques actuelles.

Les humains dans Junk Head, s’ils vivent au plus haut du monde, là où il y a le ciel, s’en vont chercher dans la crevasse de leurs déchets, l’espoir. C’est drôle comme il faut revenir au plus trivial, au plus primaire : aller fouiller la fange à la recherche d’une aiguille. Aller à la rencontre de ceux qu’on a rejetés pour qu’ils nous montrent une autre voie que celle envisagée. À cela s’ajoutent d’étonnantes et terrifiantes rencontres, car ici-bas (même plus bas que bas) les êtres n’ont rien de charmant… Seule une petite fille, chaperon rouge nous apparaît plus normale et encore, on se rend bien vite compte que non, elle n’est pas juste mignonne, en elle, se cache l’état sauvage…

Il y a beaucoup à dire sur les efforts de Takahide Hori. On voit les faiblesses c’est sûr, notamment sur certains aspects du scénario, mais c’est aussi la force du film.
On devine le travail labyrinthique de Takahide, comme sa recherche maniaque de la vérité. Y en a-t-il une, de vérité  d'ailleurs ? Et une fin ? Y a-t-il un paradis dans les profondeurs de l’humanité, dans le ciel bleu mais sec de tout là-haut ? Et si oui, paradis rime-t-il vraiment avec paix de l’âme… Peut-être en saurons-nous davantage dans le second film qu’il prépare déjà.

Junk Head de Takahide Hiro, sorti le 18/05/2022]

Tck.