jeudi 14 novembre 2024

Les bavards silencieux (film)

Une caméra posée au milieu d’un bois, et voilà toute la montagne qui prend des airs de confessionnal à ciel ouvert. L’oreille attentive devient celle de la nature et de ceux qui, bon gré mal gré, nous accompagnent. Mais pour ceux qui ont déjà goûté aux joies de la randonnée, il est évident que la parole diminue rapidement, et que chacun finit par se replier en soi-même. La marche devient alors un acte ascétique, de souffle, de sueur, d’observation des limaces, et l’on se dit que les choses simples sont pleines de mystère et que mon dieu oui, les pâtes lyophilisées sont incroyables.


En surface, Good One est un film très simple, presque sobre, avec des plans capturant ici et là des fragments de nature de manière presque anecdotique. Très vite, il devient évident que la montagne est un prétexte pour créer un huis clos où évolue un trio mal assorti : un père (Matt) qui entretient un dialogue quasi inexistant avec sa fille (Sam), une adolescente mutique, et un ami du père (Chris), un homme en instance de divorce, en pleine crise existentielle.

Porté par de rares dialogues et une multitude de non-dits, Good One tient ses personnages sur le fil du rasoir. Du début à la fin, nous sommes dans l’attente d’une explosion, d’un dérapage. Aucune phrase n’est laissée au hasard ici. Tout est construit pour nous offrir, avec très peu d’éléments, la possibilité de dresser le portrait des trois protagonistes.


Cependant, malgré ses décors et ce théâtre à trois voix, Good One n’a rien d’un long-métrage poétique comme on aime parfois qualifier les œuvres que l’on ne saisit pas entièrement. Il y a quelque chose de trop âcre, de trop sombre dans ses sous-entendus. En dévoilant les failles de chacun, le film s’approche de la satire sociale, une satire qui se révèle uniquement à un regard patient.

Et se proposant d’être plus proche de Sam, c’est peu à peu son regard à elle que la caméra épouse, allant jusqu’à nous faire ressentir son malaise et cette oscillation déjà contenu dans le titre "good one" qui signifie bien vu/bien joué. Trait d'humour et rire jaune pour elle et nous, que le générique de fin (ci-dessous) viendra marteler une dernière fois, tenant en quelques paroles toute la solitude de Sam...

[Good One, d'India Donaldson, 2024]

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jeudi 7 novembre 2024

Be Yourself, avec de belles fesses (film)

La même semaine au cinéma (mercredi 6 novembre 2024) sortaient en salle L’Affaire Nevenka, un biopic relatant une affaire de harcèlement sexuel dans la politique espagnole des années 90, et The Substance, un digne représentant du body horror des plus truculents. Bien que diamétralement opposés, ces deux films traitent pourtant d'un même sujet : l’image de la femme.

Entre flashs stroboscopiques et musique techno à se mordre les lèvres de manière suave, The Substance nous rappelle, en deux heures intenses, qu’être une femme de plus de 50 ans équivaut souvent à être mise au placard. Ménopause, seins qui tombent, pattes d’oie, cellulite : autant de réalités que le patriarcat semble voir d’un mauvais œil.

Elisabeth Sparkle, star hollywoodienne au nom scintillant, est écartée de manière brutale de ce monde de paillettes qu’elle a toujours côtoyé. Trop vieille, plus assez belle, désormais inutile selon un lointain cousin de Denethor sans doute (du Seigneur des Anneaux), qui a abattu les trois quarts des mysophones de la salle à sa première apparition. Heureusement pour elle, Elisabeth met la main sur une substance étrange qui lui permet de donner naissance à la meilleure version d’elle-même : Sue, un double sexy et surtout… jeune.

Beauty Wate
r, un film d’animation coréen sorti en 2020, utilisait un procédé similaire : un liquide dans lequel une jeune fille peu attirante devait se baigner pour obtenir un corps parfait. Dans les deux cas, les utilisatrices devenues sublimes et validées par la société choisissent de ne pas suivre les règles, et dès lors, sombrent irrémédiablement dans la disgrâce physique et psychologique.

Malgré l’horreur des corps altérés, il y a quelque chose de fascinant à suivre ces personnages qui se précipitent vers leur perte, totalement accros à leur nouvelle vie. Les actes extrêmes auxquels elles se soumettent ne sont pas si différents de la réalité. On peut faire un parallèle avec la chirurgie esthétique : aiguilles et substances aux effets parfois obscurs sont quotidiennement employées pour gommer les imperfections, créant de véritables addictions.


Martelée par l’image de jeunes femmes à la plastique parfaite, Elisabeth, comme tant d’autres femmes, finit par se détester et grossit l’ampleur de ses propres imperfections. Ce XXIe siècle semble celui de la dysmorphophobie, cette vision altérée de son propre corps. La scène la plus marquante du film, selon moi, n’est pas celle d’une énième esclandre de body horror, mais celle où Elisabeth se contemple dans le miroir, tentant de s’embellir pour son diner avec un vieux camarade, jusqu’à ce que surgisse en boucle le regard de biche et la bouche de rêve de Sue.

Cependant, une chose me chagrine dans ce long métrage. Malgré la qualité des images et les références à n’en plus finir à Kubrick, Society, Cronenberg et autres maîtres du body horror, je me suis demandée tout du long ce que The Substance cherchait vraiment à dire pour mériter la palme du scénario. Soyons honnêtes, le film ne fait que tirer sur l’ambulance. Nous savons tous que la société est dure avec les femmes, que le cinéma et la télévision flirtent dangereusement avec la sexploitation. Tout cela est évident. Bien qu’il soit pertinent de l’exposer jusqu’à la nausée, je regrette l’absence de réelle profondeur dans le personnage d’Elisabeth, avec qui nous restons finalement en surface. Deux sursauts d’audace, liés à sa peur de la solitude et à son auto-flagellation, sont finalement noyés sous les effets de style et les hectolitres de sang.

De plus comme le film ne fait que plonger encore et encore sans jamais s’écarter de son rail, je ne vois pas trop quelle morale en tirer. D’autant que jusqu’au boutisme le personnage d’Elisabeth est humilié. On repassera plus tard pour redorer l’égo des femmes hein.

Cela dit, bien que je sois dure avec ce film et que je remette en question la profondeur de son scénario, paradoxalement, je ne peux nier qu’il soit mille fois plus percutant qu’Anora qui lui, a remporté la palme d’or à Cannes. Mais ça n’engage que moi !

[The Substance de Coralie Fargeat, 2024
Beauty Water de Cho Kyung-Hoon, 2020
]

Tck.

Du soi à l'autre (film)

Un fossoyeur dépressif, un acolyte aux airs de benêt qui ne s’exprime que par un gna quasi christique… Dellamorte Dellamore est un film italien de 1994 sorti de dessous les fagots, sorte de fable ubuesque où les morts se réveillent sept jours après leur décès et sont abattus par un fossoyeur plutôt efficace !

Au-delà de questionner notre conception de la mort à travers le prisme du zombie ou d’explorer le genre avec une perspective sociétale, Michel Soavi propose ici un aspect plus philosophique et étrange, qui n’est pas sans rappeler le courant de pensée de l’absurde, avec des références à des figures comme Beckett.

Dans ce film, le protagoniste, Francesco, est un jeune homme cynique bien que pragmatique. Il vit dans le cimetière, partageant son quotidien avec Gnaghi, son colocataire. Leur relation repose sur un équilibre subtil : les monologues intérieurs de Francesco et le silence de Gnaghi. L’arrivée d’une jeune veuve vient bouleverser la routine quelque peu protocolaire de nos deux personnages.

Cette femme, sans véritable identité propre, incarne tous les fantasmes de la belle dame à la plastique parfaite. Elle tombe sous le charme de Francesco, dont les talents de séduction sont, en partie, soutenus par un bel ossuaire. Cependant, alors qu’ils consomment leur passion sur la tombe du mari défunt, elle meurt littéralement de peur en voyant son ex-conjoint se réveiller. Réapparue sous forme de zombie, elle sera finalement abattue par Gnaghi, Francesco étant incapable de porter la main sur celle qu’il a aimée.

Si le film paraît simpliste au début, c’est pour mieux nous prendre de court avec l’apparition de la secrétaire du nouveau maire. Francesco, tout comme le spectateur, est stupéfait de découvrir qu’elle est identique à la veuve ! Ce point déclenche un cycle infernal où Francesco retrouve la femme aimée, la perd, puis rencontre une autre femme, toujours cette même figure, pour finalement la perdre encore. Il est à noter qu’elle n’est jamais nommée. Ce fantasme cyclique, rappelant le personnage de Khari dans Solaris de Tarkovski (1972), confronte progressivement Francesco à son incapacité d’attendre quelque chose de l’Autre.

Le cercle se referme autour de Francesco, dont les actions ont de moins en moins d’impact sur ce qui l’entoure. Qu’il s’agisse de meurtre ou de surnaturel, rien de ce qu’il fait ne parvient à ébranler ni le maire, ni le commissaire, ni, plus généralement, le monde.

En reprenant le concept lévinassien du Soi et de l’Autre, on comprend la sensation de vide que ressent Francesco et son besoin de s’extraire de cette situation. Le film le présente d’abord comme un Soi surpuissant, autonome et plein d’assurance. Mais confronté à l’Autre, il aspire à posséder (la veuve) ; or, Lévinas explique que le Soi cherche à assimiler l’Autre dans une forme de réification. Même Gnaghi, qui découvre à son tour l’amour, cherchera à poser la tête de sa bien-aimée sur un écran cathodique, en faisant une sorte d’autel à l’image de celle qu’il aime. Amour impossible, car elle n’est qu’une tête zombifiée.

Si l’on poursuit cette analyse avec Lévinas, une fois confronté à l’Autre, le Soi comprend non seulement l’impossible assimilation mais aussi l’extériorité de l’Autre. Il ne peut ni le posséder pleinement, ni agir comme s’il n’existait pas. La quête du sens de l’existence s’exprime dans le regard d’autrui, dans l’acceptation de l’Autre avec ses différences. Or, c’est bien cela qui est refusé à Francesco. À plusieurs reprises, il exprime son besoin de reconnaissance, qui lui est sans cesse refusée. Même une série de meurtres qu’il commettra, allant jusqu’à se dénoncer, ne lui sera pas attribuée. Francesco ne peut, en aucun cas, échapper au rôle de fossoyeur assigné dès le début du film. Il n’est rien de plus, enfermé dans la boucle d’un quotidien mécanique.


La fin du film, où Francesco tente une ultime échappée pour fuir la ville, sera brutalement interrompue par une route détruite, rendant toute sortie impossible. Francesco est prisonnier de cette fable. D’ailleurs, la dernière image le montre en figurine dans une boule à neige, un miroir de l’ouverture du film.

Dellamorte Dellamore esquissé ici dans ses grandes lignes, pourrait être encore approfondi. Du scénario aux symbolismes de ses scènes, il y a beaucoup à dire. Les personnages de Gnaghi, de la veuve, du commissaire et même de la vieille femme qui vient régulièrement au cimetière sont autant de facettes d’où l’on peut tirer un flux philosophique.

Œuvre foisonnante, pépite pour cinéphiles qui mériterait d’être portée bien haut, Dellamorte Dellamore souffre peut-être de n’être pas assez spectaculaire pour attirer le grand public. Qu’importe : il est chéri de ceux qui savent lui apporter l’amore.

[Dellamorte Dellamore de Michel Soava, 1994
Solaris d'Andreï Tarkovski, 1972
Le temps et l'autre, d'Emmanuel Lévinas éditions PUF, 2014]

Tck.